WATERLOO
Erckmann-Chatrian
Hachette, 1915

 

Nous marchions, les musiques jouaient par ordre supérieur; et lorsque les musiques se turent, le plus grand silence suivit. Alors nous étions au haut du petit vallon, à mille ou douze cents pas de la gauche des Anglais. Nous formions le centre de notre armée; des chasseurs s'étendaient sur notre flanc droit avec des lanciers. On prit les distances, on resserra les intervalles, la première brigade de la première division obliqua sur la gauche et se mit à cheval sur la chaussée. Notre bataillon faisait partie de la seconde division: nous fûmes donc en première ligne, avec une seule brigade de la première devant nous. On fit passer toutes les pièces sur notre front; celles des Anglais se voyaient en face, à la même hauteur. Et bien longtemps encore d'autres divisions vinrent nous appuyer. On aurait cru que toute la terre marchait; les anciens disaient :

“Voici les cuirassiers de Milhaud ! voici les chasseurs de Lefebvre-Desnoëttes; voilà là-bas le corps de Lobau ! ”


De tous les côtés, aussi loin que pouvait s'étendre la vue, on ne voyait que des cuirasses, des casques, des colbacks, des sabres, des lances, des files de baïonnettes. “ Quelle bataille! s'écriait Huche ; malheur aux Anglais ! ” Et je pensais comme lui, je croyais que pas un Anglais n'en réchapperait. On peut dire que nous avons eu du malheur en ce jour; sans les Prussiens, je crois encore que nous aurions tout exterminé.

Durant deux heures que nous restâmes l'arme au pied, nous n'eûmes pas même le temps de voir la moitié de nos régiments et de nos escadrons; c'était toujours du nouveau.


Je me souviens qu'au bout d'une heure, on entendit tout à coup, sur la gauche, s'élever comme un orage les cris de “ Vive l'Empereur ! ” et que ces cris se rapprochaient en grandissant toujours, qu'on se dressait sur la pointe des pieds en allongeant le cou; que cela se répandait dans tous les rangs; que, derrière, les chevaux eux-mêmes hennissaient comme s'ils avaient voulu crier, et que dans ce moment un tourbillon d'officiers généraux passa devant notre ligne ventre à terre. Napoléon s'y trouvait, je crois bien l'avoir vu, mais je n'en suis pas sûr; il allait si vite, et tant d'hommes levaient leurs shakos au bout de leurs baïonnettes, qu'on avait à peine le temps de reconnaître son dos rond et sa capote grise au milieu des uniformes galonnés. Quand le capitaine avait crié: “ Portez armes ! Présentez armes ! ” c'était fini. Voilà comment on le voyait presque toujours, à moins d'être de la garde.


Quand il fut passé, quand les cris se furent prolongés à droite, toujours plus loin, l'idée vint à tout le monde que dans vingt minutes la bataille serait commencée. Mais cela dura bien plus longtemps. L'impatience vous gagnait; les conscrits du corps de d'Erlon, qui n'avait pas donné la veille, se mettaient à crier; “ En avant ! ” quand enfin, vers midi, le canon gronda sur la gauche, et dans la même seconde des feux de bataillon suivirent, puis des feux de file. On ne voyait rien, c'était de l'autre côté de la route, l'attaque de Hougoumont.

Aussitôt les cris de “ Vive l'Empereur ! ” éclatèrent. Les canonniers de nos quatre divisions étaient à leurs pièces à vingt pas l'une de l'autre, tout le long de la côte. Au premier coup de canon, ils commencèrent à charger. Je les vois encore tous en ligne mettre la gargousse, refouler tous ensemble, se redresser, secouer la mèche sur leur bras; on aurait dit un seul mouvement, et cela vous donnait froid. Les chefs de pièces derrière, presque tous de vieux officiers, commandaient comme à la parade; et quand ces quatre-vingts pièces partirent ensemble, on n'entendit plus rien, tout le vallon fut couvert de fumée. Au bout d'une seconde, la voix calme de ces vieux, à travers le sifflement de vos oreilles, s'entendit de nouveau :

“Chargez ! Refoulez ! Pointez ! Feu ! ” Et cela continua sans interruption une demi-heure. On ne se voyait déjà plus : mais, de l'autre côté, les Anglais avaient aussi commencé le feu; le ronflement de leurs boulets dans l'air, leur bruit sec dans la boue, et l'autre bruit dans les rangs, lorsque les fusils sont broyés, et les hommes jetés à vingt pas en arrière tout désossés, comme des sacs, ou qu'ils s'affaissent avec un bras ou une jambe de moins, ce bruit se mêlait au roulement sourd: la démolition commençait.


Quelques cris de blessés troublaient ce grand bruit. On entendait aussi des chevaux hennir d'une voix perçante: c'est un cri terrible, car ces animaux sont naturellement féroces; ils n'ont de bonheur que dans le carnage; on ne peut presque pas les retenir. Derrière nous, à plus d'une demi-Iieue, on n'entendait que ce tumulte : les chevaux voulaient partir. Et comme on ne voyait plus, depuis longtemps, que les ombres de nos canonnières manœuvrer dans la fumée au bord du ravin, le commandement : “ Cessez le feu ! ” s'entendit. En même temps, la voix éclatante des colonels de nos quatre divisions s'éleva : “ Serrez les rangs en bataille ! ” Toutes les lignes se rapprochèrent, “ Voici notre tour, dis-je à Huche. -Oui, fit-il, tenons toujours ensemble.


La fumée de nos pièces montait alors, et nous vîmes les batteries des Anglais qui continuaient le feu tout le long des haies qui bordaient leur chemin. La première brigade de la division Alix s'avançait sur la route vers la Haie-Sainte; elle allait au pas accéléré. Je reconnus derrière le maréchal Ney avec quelques officiers d'état-major. Toutes les fenêtres de la ferme, le jardin et les murs où l'on avait percé des trous, tout était en feu ; à chaque pas, quelques hommes restaient en arrière étendus sur la route. Ney , à cheval, son grand chapeau de travers, observait l'action du milieu de la chaussée. Je dis à Huche : “ Voilà le maréchal Ney ; la seconde brigade va soutenir la première, et nous arriverons ensuite. ” Mais je me trompais; en ce moment même, le premier bataillon de la seconde brigade reçut l'ordre de marcher en ligne, à droite de la route, le deuxième bataillon derrière le premier, le troisième derrière le deuxième, enfin le quatrième comme au défilé. On n'avait pas le temps de nous former en colonnes d'attaque, mais cela paraissait solide tout de même; nous étions les uns derrière les autres, sur cent cinquante à deux cents hommes de front; les capitaines entre les compagnies, les commandants entre les bataillons. Seulement, les boulets, au lieu d'enlever deux hommes, en enlevaient huit d'un coup; ceux de derrière ne pouvaient pas tirer, parce que les premiers rangs les gênaient; et l'on vit aussi par la suite qu'on ne pouvait pas se former en carrés. Il aurait fallu penser à cela d'avance, mais l'ardeur d'enfoncer les anglais et de gagner tout de suite était trop grande.


On fit marcher notre division dans le même ordre: à mesure que le premier bataillon s'avançait, le second emboîtait le pas, ainsi de suite. Comme on commençait par la gauche, je vis avec plaisir que nous allions être au vingt-cinquième rang. et qu'il faudrait en hacher terriblement avant d'arriver sur nous. Les deux divisions à notre droite se formèrent également en colonnes massives, les colonnes à trois cents pas l'une de l'autre. C'est ainsi que nous descendîmes dans le vallon, malgré le feu des Anglais. La terre grasse où l'on enfonçait retardait notre marche; nous criions tous ensemble : “ A la baïonnette ! "


A la montée, nous recevions une grêle de balles par-dessus la chaussée à gauche. Si nous n'avions pas été si touffus, cette fusillade épouvantable nous aurait peut-être arrêtés. La charge battait... Les officiers criaient: “ Appuyez à gauche ! ” Mais ce feu terrible nous faisait allonger malgré nous la jambe droite plus que l'autre; de sorte qu'en arrivant près du chemin bordé de haies, nous avions perdu nos distances, et que notre division ne formait pour ainsi dire plus qu'un grand carré plein avec la troisième. Alors deux batteries se mirent à nous balayer, la mitraille qui sortait d'entre les haies, à cent pas, nous perçait d'outre en outre. Ce ne fut qu'un cri d'horreur, et l'on se mit à courir sur les batteries, en bousculant les habits rouges qui voulaient nous arrêter. Dans ce moment, je vis pour la première fois de près les Anglais, qui sont des gens solides, blancs, bien rasés, comme de bons bourgeois. Ils se défendent bien, mais nous les valons ! Ce n'est pas notre faute à nous autres simples soldats s'ils nous ont vaincus, tout le monde sait que nous avons montré autant et plus de courage qu'eux !


On a dit que nous n'étions plus les soldats d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, de la Moskowa; sans doute ! mais ceux-là, puisqu'ils étaient si bons, il aurait fallu les ménager. Nous n'aurions pas mieux demandé que de les voir à notre place. Tous les coups des Anglais portaient, ce qui nous força de rompre les rangs : les hommes ne sont pas des palissades : ils ont besoin de se défendre quand on les fusille. Un grand nombre s'étaient donc détachés, quand des milliers d'Anglais se levèrent du milieu des orges et tirèrent sur eux à bout portant, ce qui produisit un grand carnage ; à chaque seconde, d'autres rangs allaient au secours des camarades, et nous aurions fini par nous répandre comme une fourmilière sur la côte, si l'on n'avait entendu crier : “ Attention! la cavalerie ! ” Presque aussitôt nous vîmes arriver une masse de dragons rouges sur des chevaux gris : ils arrivaient comme le vent ; tous ceux qui s'étaient écartés furent hachés sans miséricorde.

Il ne faut pas croire que ces dragons tombèrent sur nos colonnes pour les enfoncer, elles étaient trop profondes et trop massives; ils descendirent entre nos divisions, sabrant à droite et à gauche, et poussant leurs chevaux dans le flanc des colonnes pour les couper en deux, mais ils ne purent y réussir; seulement ils nous tuèrent beaucoup de monde, et nous mirent dans un grand désordre.

C'est un des plus terribles moments de ma vie. Comme ancien soldat, j'étais à la droite du bataillon ; j'avais vu de loin ce que ces gens allaient faire : ils passaient en s'allongeant de côté sur leurs chevaux tant qu'ils pouvaient, pour faucher dans les rangs ; leurs coups se suivaient comme des éclairs, et, plus de vingt fois, je crus avoir la tête en bas des épaules. Heureusement pour moi, le sergent Rabot était en serre-file; c'est lui qui reçut cette averse épouvantable, en se défendant jusqu'à la mort. A chaque coup, il criait : “ Lâches ! lâches ! " Et son sang sautait sur moi comme de la pluie. A la fin, il tomba. J'avais encore mon fusil chargé, et voyant l'un de ces dragons, qui, de loin, me regardait d'avance, en se penchant pour me lancer son coup de pointe, je l'abattis à bout portant. Voilà le seul homme que j'aie vu tomber devant mon coup de feu. Le pire, c'est que dans le même instant, leurs fantassins ralliés recommencèrent à nous fusiller, et qu'ils prirent même l'audace de nous attaquer à la baïonnette. Les deux premiers rangs pouvaient seuls se défendre. C'était une véritable abomination de nous avoir rangés de cette manière. Alors les dragons rouges, pêle-mêle avec nos colonnes, descendirent dans le vallon. Notre division s'était encore le mieux défendue, car nous conservions nos drapeaux, et les deux autres, à côté de nous, avaient perdu deux aigles.

Nous redescendîmes donc de cette façon dans la boue, à travers les pièces qu'on avait amenées pour nous soutenir, et dont les attelages venaient d'être sabrés par les dragons. Nous courions de tous les côtés, Buche et moi toujours ensemble ; et ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'on parvint à nous rallier près de la chaussée, par pelotons de tous les régiments. Ceux qui veulent se mêler de commander à la guerre devraient toujours avoir de pareils exemples sous les yeux et réfléchir avant de faire de nouvelles inventions ; ces inventions coûtent cher à ceux qui sont forcés d'y entrer. Nous regardions derrière nous en reprenant haleine, et nous voyions déjà les dragons rouges monter la côte pour enlever notre grande batterie de quatre-vingts pièces; mais, Dieu merci ! leur tour était aussi venu d'être massacrés. L'Empereur avait vu de loin notre retraite, et, comme ces dragons montaient, deux régiments de cuirassiers à droite, avec un régiment de lanciers à gauche, tombèrent sur eux en flanc comme le tonnerre; le temps de regarder, ils étaient dessus. On entendait chaque coup glisser sur les cuirasses, les chevaux souffler; on voyait, à cent pas, les lances monter et descendre, les grands sabres s'allonger , les hommes se courber pour piquer en dessous, les chevaux furieux se dresser et mordre en hennissant d'une voix terrible; et puis les hommes à terre sous les pieds des chevaux, essayer de se lever en se garant de la main. Quelle horrible chose que les batailles ! -Buche criait: “ Hardi ! ” Moi, je sentais la sueur me couler du front. D'autres, avec des balafres et les yeux pleins de sang, s'essuyaient en riant d'un air féroce.

En dix minutes, sept cents dragons étaient hors de combat; leurs chevaux gris couraient de tous les côtés, le mors aux dents. Quelques centaines d'entre eux rentraient dans leurs batteries, mais plus d'un ballottait et se cramponnait à la crinière de son cheval. Ils avaient vu que ce n'est pas tout de tomber sur les gens, et qu'il peut aussi vous arriver des choses auxquelles on ne s'attend pas. De tout ce spectacle affreux, ce qui m'est le plus resté dans l'esprit, c'est que nos cuirassiers en revenant, leurs grands sabres rouges jusqu'à la garde, riaient entre eux, et qu'un gros capitaine, avec de grandes moustaches brunes, en passant près de nous, clignait de l’œil d'un air de bonne humeur, comme pour nous dire : “ Eh bien !... vous avez vu... nous les avons ramenés vivement. " Oui, mais il en restait trois mille des nôtres dans ce vallon ! Et ce n'était pas fini, les compagnies, les bataillons et les brigades se reformaient; du côté de la Haie-Sainte, la fusillade roulait; plus loin, près de Hougoumont, le canon tonnait. Tout cela n'était qu'un petit commencement, les officiers disaient : “ C'est à recommencer. " On aurait cru que la vie des hommes ne coûtait rien.

Enfin il fallait emporter la Haie-Sainte ; il fallait forcer à tout prix le passage de la grande route au centre de l'ennemi, comme on enfonce la porte d'une place forte, à travers le feu des avancées et des demi-Iunes. Nous avions été repoussés la première fois, mais la bataille était engagée, on ne pouvait plus reculer. Après la charge des cuirassiers, il fallut du temps pour nous reformer.

La bataille continuait à Hougoumont ; la canonnade recommençait à notre droite ; on avait amené deux batteries pour nettoyer la chaussée en arrière de la Haie-Sainte, où la route entre dans la côte.

Chacun voyait que l'attaque allait se porter là. Nous attendions l'arme au bras, lorsque, vers trois heures, Huche, regardant en arrière sur la route, me dit : " Voici l'Empereur qui vient. " Et d'autres encore disaient dans les rangs : “ Voici l'Empereur ! "

La fumée était tellement épaisse qu'on voyait à peine, sur la petite butte de Rossomme, les bonnets à poil de la vieille garde. Je m'étais aussi retourné pour voir l'Empereur, mais bientôt nous reconnûmes le maréchal Ney , avec cinq ou six officiers d'état-major ; il arrivait du quartier général et poussait droit sur nous au galop à travers champs. Nous lui tournions le dos. Nos commandants se portèrent à sa rencontre, et nous les entendîmes parler, sans rien comprendre, à cause du bruit qui vous remplissait les oreilles. Aussitôt le maréchal passa sur le front de nos deux bataillons et tira l'épée. Depuis la grande revue d'Aschaffenbourg, je ne l'avais pas vu d'aussi près ; il semblait plus vieux, plus maigre, plus osseux, mais c'était toujours le même homme; il nous regardait avec ses yeux gris clair, et l'on aurait cru qu'il nous voyait tous, chacun se figurait que c'était lui qu'il regardait. Au bout d'un instant, il étendit son épée du côté de la Haie-Sainte, en nous criant : “ Nous allons enlever ça !... Vous aurez de l'ensemble... C'est le noeud de la bataille... Je vais vous conduire moi-même. Bataillons, par file à gauche ! ” Nous partîmes au pas accéléré.

Sur la chaussée, on nous fit marcher par compagnies sur trois rangs ; je me trouvais dans le deuxième. Le maréchal Ney était devant, à cheval, avec les deux commandants et le capitaine Florentin; il avait remis son épée dans le fourreau. Les balles sifflaient par centaines, le canon grondait tellement dans le fond de Hougoumont, à gauche et sur notre droite en arrière, que c'était comme une grosse cloche dont on n'entend plus les coups à la fin, mais seulement le bourdonnement. Tantôt l'un, tantôt l'autre de nous s'affaissait, et l'on passait par-dessus. Deux ou trois fois, le maréchal se retourna pour voir si nous marchions bien réunis ; il avait l'air si calme, que je trouvais pour ainsi dire naturel de n'avoir pas peur ; sa mine donnait de la confiance à tout le monde, chacun pensait : “ Ney est avec nous... les autres sont perdus ! ”

Voilà pourtant la bêtise du genre humain, puisque tant de gens restaient en route. Enfin, à mesure que nous approchions de cette grande bâtisse, le bruit de la fusillade devenait plus clair au milieu du roulement des canons ; et l'on voyait aussi mieux la flamme des coups de fusil qui sortaient des fenêtres, le grand toit noir au-dessus dans la fumée, et la route encombrée de pierres. Nous longions une haie, derrière cette haie pétillait le feu de nos tirailleurs, car la première brigade de la division Alix n'avait pas quitté les vergers ; en nous voyant défiler sur la chaussée, elle se mit à crier : “ Vive l'Empereur ! ” Et comme toute la fusillade des Allemands se dirigeait alors sur nous, le maréchal Ney , tirant son épée, cria d'une voix qui s'entendit au loin : “ En avant ! ” II partit dans la fumée avec deux ou trois autres officiers. Nous courions tous, la giberne ballottant sur les reins et l'arme prête. Derrière, bien loin, la charge battait, on ne voyait plus le maréchal, et ce n'est que près d'un hangar qui sépare le jardin de la route, que nous le découvrîmes à cheval devant la porte cochère. Il paraît que d'autres avaient déjà voulu forcer cette porte, car des tas de morts, de poutres, de pavés et de décombres s'élevaient contre, jusqu'au milieu de la route. Le feu sortait de tous les trous de la bâtisse, on ne sentait que l'odeur épaisse de la poudre. “ Enfoncez-moi cela ! ” criait le maréchal, dont la figure était toute changée. Et nous tous, à quinze, vingt, nous jetions nos fusils, nous levions les poutres, et nous les poussions contre cette porte qui criait, en retentissant comme le tonnerre. A chaque coup, on aurait cru qu'elle allait tomber. A travers ses ais, on voyait les pavés à l'intérieur entassés jusqu'au haut. Elle était criblée. En tombant, elle nous aurait écrasés, mais la fureur nous rendait aveugles. Nous ne ressemblions plus à des hommes : les uns n'avaient plus de shakos, les autres étaient déchirés, presque en chemise, le sang leur coulait sur les mains, le long des cuisses ; et dans le roulement de la fusillade, des coups de mitraille arrivaient de la côte, les pavés autour de nous sautaient en poussière. Je regardais, mais je ne voyais plus ni Buche, ni Zébédé, ni personne de la compagnie. Le maréchal était aussi parti. Notre acharnement redoublait. Et comme les poutres allaient et venaient, comme on devenait fou de rage, en voyant que cette porte ne voulait pas s'enfoncer, tout à coup les cris de: “ Vive l'Empereur ! ” éclatèrent dans la cour avec un tumulte épouvantable. Chacun comprit que nos troupes étaient dans la ferme; on se dépêchait de lâcher les poutres, de reprendre les fusils et de sauter par les brèches dans le jardin, pour aller voir où les autres étaient entrés . C'est derrière la ferme, par une porte qui donnait dans une grange. On entrait à la file comme des bandes de loups. L'intérieur de cette vieille bâtisse, pleine de paille, de greniers à foin, les écuries recouvertes de chaume, ressemblait à l'un de ces nids pleins de sang où les éperviers ont passé. Sur un grand fumier, au milieu de la cour, on perçait les Allemands, qui poussaient des cris et des jurements sauvages.

J'allais à travers ce massacre au hasard. J'entendais aussi crier: " Joseph ! Joseph ! ” et je regardais, pensant : “ C'est Buche qui m'appelle. ” Dans le même instant, je l'aperçus à droite, devant la porte d'un bûcher, qui croisait la baïonnette contre cinq ou six des nôtres. Je vis en même temps Zébédé, car notre compagnie se trouvait dans ce coin, et, courant au secours de Buche, je criai : “ Zébédé ! ” Ensuite, fendant la presse : " Qu'est-ce que c'est ? dis-je à Buche. -Ils veulent massacrer mes prisonniers. ” Je me mis avec lui. Les autres dans leur fureur, chargeaient leurs fusils pour nous tuer ; c'étaient des voltigeurs d'un autre bataillon. Zébédé vint avec plusieurs hommes de la compagnie, et, sans savoir ce que cela voulait dire, il empoigna l'un des plus terribles à la gorge, en criant : “ Je m'appelle Zébédé, sergent au 6ème léger... Après l'affaire, nous aurons une explication ensemble. ” Alors les autres s'en allèrent, et Zébédé me demanda :

" Qu'est-ce que c'est, Joseph ? ” Je lui dis que nous avions des prisonniers, et tout de suite il devint pâle de colère contre nous ; mais, étant entré dans le bûcher, il vit un vieux major qui lui présentait la garde de son sabre en silence, et un soldat qui disait en allemand : “ Laissez-moi la vie, Français !... Ne m'ôtez pas la vie ! ” Dans un moment pareil, où les cris de ceux qu'on tuait remplissaient encore la cour, cela vous retournait le cœur. Zébédé leur dit : “ C'est bon... je vous reçois mes prisonniers. ” Il ressortit et tira la porte. Nous ne quittâmes plus de là jusqu'au moment où l'on se mit à battre le rappel. Alors les hommes ayant repris les rangs, Zébédé prévint le capitaine Florentin que nous avions un major et un soldat prisonniers. On les fit sortir, ils traversèrent la cour sans armes, et furent réunis dans une chambre, avec trois ou quatre autres : c'est tout ce qui restait des deux bataillons de Nassau chargés de la défense de la Haie-Sainte.

Pendant que ceci se passait, deux autres bataillons de Nassau, qui venaient au secours de leurs camarades, avaient été massacrés dehors par nos cuirassiers, de sorte qu'en ce moment nous avions la victoire : nous étions maîtres de la principale avancée des Anglais, nous pouvions commencer les grandes attaques au centre, couper à l'ennemi la route de Bruxelles, et le jeter dans les mauvais chemins de la forêt de Soignes.

Nous avions eu de la peine, mais le principal de la bataille était fait. A deux cents pas de la ligne des Anglais, bien à couvert, nous pouvions tomber sur eux, et, sans vouloir nous glorifier, je crois qu'à la baïonnette et bien appuyés par notre cavalerie, nous aurions percé leur ligne; il ne fallait pas plus d'une heure, en se ramassant bien, pour en finir.

Mais, pendant que nous étions dans la joie, pendant que les officiers, les soldats, les tambours, les trompettes encore tous pêle-mêle sur les décombres, ne songeaient qu'à s'allonger les jambes, à reprendre haleine, à se réjouir, tout à coup la nouvelle se répand que les Prussiens arrivent, qu'ils vont nous tomber en flanc, que nous allons avoir deux batailles, l'une en face et l'autre à droite, et que nous risquons d'être entourés par des forces doubles de la nôtre. C'était une nouvelle terrible, eh bien ! plusieurs êtres dépourvus de bon sens disaient : “ Tant mieux ! que les Prussiens arrivent... nous les écraserons tous ensemble ! ” Mais les gens qui n'avaient pas perdu la tête comprirent aussitôt combien nous avions eu tort de ne pas profiter de notre victoire de Ligny, de laisser les Prussiens s'en aller tranquillement pendant la nuit, sans envoyer de cavalerie à leur poursuite, comme cela se fait toujours. On peut dire hardiment que cette grande faute est cause de notre désastre de Waterloo ! L'Empereur avait bien envoyé le lendemain, à midi, le maréchal Grouchy avec trente-deux mille hommes à la recherche de ces Prussiens, mais c'était beaucoup trop tard : ils avaient eu le temps de se reformer pendant ces quinze heures, de prendre de l'avance et de s'entendre avec les Anglais. Il faut savoir que le lendemain de Ligny les Prussiens conservaient quatre-vingt-dix mille hommes, dont trente mille de troupes fraîches, et deux cent soixante-quinze canons.

Avec une armée pareille, ils pouvaient faire ce qu'il leur plairait; ils pouvaient même livrer une seconde bataille à l'Empereur : mais ce qui leur plaisait le plus c'était de nous tomber en flanc, pendant que nous avions les Anglais en tête. C'est tellement clair et simple, qu'on ne comprend pas que des gens trouvent que c'est étonnant. Blücher nous avait déjà fait le même tour à Leipzig, et maintenant il nous le faisait encore, en laissant Grouchy le poursuivre bien loin derrière. Est-ce que Grouchy pouvait le forcer de revenir sur lui, pendant que Blücher voulait aller en avant ? Est-ce qu'il pouvait l'empêcher de laisser trente ou quarante mille hommes, pour arrêter les troupes qui le poursuivaient, et de courir avec le reste au secours de Wellington ?

Notre seule espérance était qu'on avait envoyé l'ordre à Grouchy de venir nous rejoindre, et qu'il allait arriver derrière les Prussiens; mais l'Empereur n'avait pas envoyé cet ordre. Vous pensez bien que ce n'était pas à nous autres simples soldats que ces idées venaient, c'est à nos officiers, à nos généraux ; nous autres, nous ne savions rien, nous étions là comme des innocents qui ne se doutent pas que leur heure est proche.

Enfin j'ai dit tout ce que je pense, et maintenant .je vais vous raconter le reste de la bataille, selon ce que j'ai vu moi-même, afin que chacun en sache autant que moi. Presque aussitôt après la nouvelle de l'arrivée des Prussiens, le rappel se mit à battre; les bataillons se démêlèrent, le nôtre, avec un autre de la brigade Quiot, resta pour garder la Haie Sainte, et tout le reste suivit pour se joindre au corps du général d'Erlon, qui s'avançait de nouveau dans le vallon et tâchait de déborder les Anglais par la gauche.

Nos deux bataillons se dépêchèrent de reboucher les portes et les brèches comme on put, avec des poutres et des pavés. On mit des hommes en embuscade à tous les trous que l'ennemi avait faits du côté du verger et de la route. C'est au-dessus d'une étable, au coin de la ferme, à mille ou douze cents pas de Hougoumont, que Zébédé, Buche et moi, nous fûmes postés avec le reste de la compagnie. Je vois encore les trous en ligne, à hauteur d'homme, que les Allemands avaient percés dans le mur pour défendre le verger. A mesure que nous montions, nous regardions par ces trous notre ligne de bataille, la grande route de Bruxelles à Charleroi, les petites fermes de Belle-Alliance, de Rossomme, du Gros-Caillou qui la bordaient de loin en loin, la vieille garde l'arme au bras en travers de la chaussée, l'état-major sur une petite éminence à gauche ; et plus loin, dans la même direction, en arrière du ravin de Planchenois, la fumée blanche qui s'étendait au-dessus des arbres et se renouvelait sans cesse : c'était l'attaque du premier corps des Prussiens. Nous avons su plus tard que l'Empereur avait envoyé dix mille hommes sous les ordres de Lobau pour les arrêter. Le combat était engagé, mais la vieille garde et la jeune garde, les cuirassiers de Milhaud, ceux de Kellermann et les chasseurs de Lefebvre-Desnoëttes, enfin toute notre magnifique cavalerie restait en position: la grande, la véritable bataille était toujours contre les Anglais.

Que de pensées vous venaient devant ce spectacle grandiose, et cette plaine immense, que l'Empereur devait voir en esprit, mieux que nous avec nos propres yeux ! Nous serions restés là durant des heures, si le capitaine Florentin n'était pas monté tout à coup.“ Eh bien, que faites-vous donc là ? s'écria-t-il ; est-ce que nous allons défendre la route contre la garde ? Voyons... dépêchons-nous... percez-moi ce mur du côté de l'ennemi. ”

Chacun ramassa les pioches et les pics que les Allemands avaient laissés sur le plancher, et l'on fit des trous dans le mur du pignon. Cela ne prit pas un quart d'heure, et l'on vit alors le combat de Hougoumont ; les bâtisses en feu, les obus qui de seconde en seconde éclataient dans les décombres, les chasseurs écossais embusqués dans le chemin derrière ; et sur notre droite, tout près de nous, à deux portées de fusil, les Anglais en train de reculer leur première ligne au centre, et d'emmener plus haut leurs pièces, que nos tirailleurs commençaient à démonter. Mais le reste de leur ligne ne bougeait pas, ils avaient des carrés rouges et des carrés noirs en échiquier, les uns en avant, les autres en arrière du chemin creux ; ces carrés se rapprochaient par les coins ; pour les attaquer, il fallait passer à travers leurs feux croisés ; leurs pièces restaient en position au bord du plateau ; plus loin, dans le pli de la côte de Mont-Saint-Jean, leur cavalerie attendait. La position de ces Anglais me parut encore plus forte que le matin ; et comme nous n'avions déjà pas réussi contre leur aile gauche, comme les Prussiens nous attaquaient en flanc, l'idée me vint pour la première fois, que nous n'étions pas sûrs de gagner la bataille. Je me figurai notre déroute épouvantable, si par malheur nous perdions, entre deux armée, l'une en tête et l'autre en flanc, la seconde invasion, les contributions forcées, le siège des places, le retour des émigrés et les vengeances. Je sentis que cette pensée me rendait tout pâle.

Dans le même instant, des cris de : “ Vive l'Empereur ! ” s'élevaient par milliers derrière nous. Buche se trouvait près de moi dans le coin du grenier ; il criait avec tous les camarades: “ Vive l'Empereur ! ” et m'étant penché sur son épaule, je vis toute notre cavalerie de l'aile droite : les cuirassiers de Milhaud, les lanciers et les chasseurs de la garde, plus de cinq mille hommes qui s'avançaient au trot ; ils traversèrent la chaussée en écharpe, et descendirent dans le vallon entre Hougoumont et la Haie-Sainte. Je compris qu'ils allaient attaquer les carrés anglais et que notre sort était en jeu. Les chefs de pièces anglais commandaient d'une voix si perçante, qu'on les entendait à travers le tumulte et les cris innombrables de: “ Vive l'Empereur ! ”

Ce fut un moment terrible, lorsque nos cuirassiers passèrent dans le vallon; je crus voir un torrent à la fonte des neiges, quand le soleil brille sur les glaçons par milliards. Les chevaux, avec leur gros portemanteau bleu sur la croupe, allongeaient tous la hanche ensemble comme des cerfs, en défonçant la terre, les trompettes sonnaient d'un air sauvage au milieu du roulement sourd ; et dans l'instant qu'ils passaient, la première décharge à mitraille faisait trembler notre vieux hangar. Le vent soufflait de Hougoumont et remplissait de fumée toutes les ouvertures ; nous nous penchions au dehors : la seconde décharge, puis la troisième arrivaient coup sur coup. A travers la fumée, je voyais les canonniers anglais abandonner leurs pièces et se sauver avec leurs attelages; et presque aussitôt nos cuirassiers étaient sur les carrés, dont les feux se dessinaient en zigzags le long de la côte. On n'entendait plus qu'une grande rumeur, des plaintes, des cliquetis sans fin, des hennissements, de temps en temps une décharge; puis de nouveaux cris, de nouvelles rumeurs, de nouveaux gémissements. Et, dans cette épaisse fumée qui s'amassait contre la ferme, des vingtaines de chevaux passaient comme des ombres, la crinière droite, d'autres traînant leur cavalier la jambe prise dans l'étrier. Cela dura plus d'une heure ! Après les cuirassiers de Milhaud arrivèrent les lanciers de Lefebvre-Desnoëttes ; après les lanciers, les cuirassiers de Kellermann; après ceux-ci, les grenadiers à cheval de la garde ; après les grenadiers, les dragons... Tout cela montait la côte au trot et courait sur les carrés le sabre en l'air, en poussant des cris de : “ Vive l' Empereur ! ” qui s'élevaient jusqu'au ciel.

A chaque nouvelle charge, on aurait cru qu'ils allaient tout enfoncer ; mais, quand les trompettes sonnaient le ralliement, quand les escadrons pêle-mêle revenaient au galop, poursuivis par la mitraille, se reformer au bout du plateau, on voyait toujours les grandes lignes rouges, immobiles dans la fumée comme des murs.

Ces Anglais sont de bons soldats. Il faut dire aussi qu'ils savaient que Blücher venait à leur secours avec soixante mille hommes, et naturellement cette idée leur donnait un grand courage. Malgré cela, vers six heures nous avions détruit la moitié de leurs carrés; mais alors les chevaux de nos cuirassiers, épuisés par vingt charges dans ces terres grasses détrempées par la pluie, ne pouvaient plus avancer au milieu des tas de morts.

Et la nuit approchait... Le grand champ de bataille derrière nous se vidait ! ... A la fin, la grande plaine où nous avions campé la veille était déserte, et là-bas la vieille garde restait seule en travers de la route, l'arme au bras : tout était parti, à droite contre les Prussiens, en face contre les Anglais !

Nous nous regardions dans l'épouvante. Il faisait déjà sombre, lorsque le capitaine Florentin parut au haut de l'échelle, les deux mains sur le plancher, en nous criant d'une voix grave : “ Fusiliers, l'heure est venue de vaincre ou de mourir ! ”


Je me rappelai que ces paroles étaient dans la proclamation de l'Empereur, et nous descendîmes tous à la file. Il ne faisait pas encore tout à fait nuit, mais dans la cour dévastée tout était gris et les morts déjà roides sur le fumier et le long des murs. Le capitaine nous rangea sur la droite de la cour, le commandant de l'autre bataillon rangea ses hommes sur la gauche; nos tambours résonnèrent pour la dernière fois dans la vieille bâtisse, et nous défilâmes par la petite porte de derrière dans le jardin; il fallut nous baisser l'un après l'autre. Dehors, les murs du jardin étaient balayés. Les blessés, le long des décombres, se bandaient l'un la tête, l'autre la jambe ou le bras ; une cantinière avec sa charrette et son âne, un grand chapeau de paille aplati sur le dos, se tenait aussi dans ce recoin; je ne sais pas ce que cette malheureuse était venue faire là. Plusieurs chevaux abattus de fatigue, la tête pendante, couverte de boue et de sang ressemblaient à de vieilles rosses.


Quelle différence avec le matin ! alors les compagnies arrivaient bien à moitié détruites, mais c'étaient des compagnies. Maintenant la confusion approchait ; il n'avait fallu que trois jours pour nous réduire au même état qu'à Leipzig au bout d'un an. Le restant de notre bataillon et de l'autre formait seul encore une ligne en bon ordre ; et, puisqu'il faut que je vous le dise, l'inquiétude nous gagnait. Quand des hommes n'ont pas mangé depuis la veille, quand ils se sont battus tout le jour, et qu'à la nuit, après avoir épuisé toutes leurs forces, le tremblement de la faim les prend, la peur vient aussi, les plus courageux perdent l'espoir : toutes nos grandes retraites si malheureuses viennent de là. Et pourtant, malgré tout, nous n'étions pas vaincus, les cuirassiers tenaient encore sur le plateau ; de tous les côtés, au milieu du grondement de la canonnade et du tumulte, on n'entendait qu'un cri : “ La garde arrive ! ” Ah ! oui, la garde arrivait. ..elle arrivait à la fin !


Nous voyions de loin, sur la grande route, ses hauts bonnets à poil s'avancer en bon ordre. Ceux qui n'ont pas vu la garde arriver sur un champ de bataille ne sauront jamais la confiance que les hommes peuvent avoir dans un corps d'élite, l'espèce de respect que vous donnent le courage et la force. Les soldats de la vieille garde étaient presque tous d'anciens paysans d'avant la République, des hommes de cinq pieds six pouces au moins, secs, bien bâtis ; ils avaient conduit la charrue dans le temps pour le couvent et le château ; plus tard, ils s'étaient levés en masse avec tout le peuple ; ils étaient partis pour l'Allemagne, la Hollande, l'Italie, l'Egypte, la Pologne, l'Espagne, la Russie, d'abord sous Kléber, sous Hoche, sous Marceau ; ensuite sous Napoléon : qui les ménageait, qui leur faisait une haute paye. Ils se regardaient en quelque sorte comme les propriétaires d'une grosse ferme, qu'il fallait défendre et même agrandir de plus en plus. Cela leur attirait de la considération, c'était leur propre bien qu'ils défendaient. Ils ne connaissaient plus les parents, les cousins, les gens du pays ; ils ne connaissaient plus que l'Empereur, qui était leur Dieu ; et finalement ils avaient adopté le roi de Rome pour hériter de tout avec eux, pour les entretenir et honorer leur vieillesse.


On n'a jamais rien vu de pareil ; ils étaient tellement habitués à marcher, à s'aligner, à charger, à tirer, à croiser la baïonnette, que cela se faisait en quelque sorte tout seul, selon le besoin. Quand ils s'avançaient l'arme au bras, avec leurs grands bonnets, leurs gilets blancs, leurs guêtres, ils se ressemblaient tous ; on voyait bien que c'était le bras droit de l'Empereur qui s'avançait. Quand on disait dans les rangs : “ La garde va donner ! ” c'était comme si l'on avait dit: “ La bataille est gagnée ! ” Mais en ce moment, après ce grand massacre, ces terribles attaques repoussées, en voyant les Prussiens nous tomber en flanc, on se disait bien : “ C'est le grand coup ! ” Mais on pensait : “ S'il manque, tout est perdu ! ”


Voilà pourquoi nous regardions tous la garde venir au pas sur la route. C'est encore Ney qui la conduisait, comme il avait conduit l'attaque des cuirassiers. L'Empereur savait bien que personne ne pouvait conduire la garde mieux que Ney ,il aurait dû seulement l'envoyer une heure plus tôt, lorsque nos cuirassiers étaient dans les carrés; alors tout aurait été gagné. Mais l'Empereur tenait à sa garde comme à la chair de sa chair ; s'il avait eu sa garde cinq jours après à Paris, Lafayette et les autres ne seraient pas restés longtemps dans leur chambre pour le destituer ; mais il ne l'avait plus !


C'est donc à cause de cela qu'il avait attendu si longtemps pour l'envoyer. Il espérait que la cavalerie enfoncerait tout avec Ney, ou que les trente-deux mille hommes de Grouchy viendraient au bruit du canon, et qu'il les enverrait à la place de sa garde, parce qu'on peut toujours remplacer trente ou quarante mille hommes par la conscription, au lieu que, pour avoir une garde pareille, il faut commencer à vingt-cinq ans et remporter cinquante victoires ; ce qui reste de meilleur, de plus solide, de plus dur, c'est la garde.

Eh bien ! elle arrivait. ..nous la voyions. Ney , le vieux Friant et trois ou quatre autres marchaient devant. On ne voyait plus que cela ; le reste, les coups de canon, la fusillade, les cris des blessés, tout était comme oublié. Mais cela ne dura pas longtemps, car les Anglais avaient aussi compris que c'était le grand coup ; ils se dépêchaient de réunir toutes leurs forces pour le recevoir .


On aurait dit que, sur notre gauche, le champ de bataille était vide ; on ne tirait plus, soit à cause de l'épuisement des munitions, ou parce que l'ennemi se formait dans un nouvel ordre. A droite, au contraire, du côté de Frichemont, la canonnade redoublait, toute l'affaire semblait s'être portée là-bas, et l'on n'osait pas se dire : “ Ce sont les Prussiens qui nous attaquent... une armée de plus qui vient nous écraser ! " Non, cette idée nous paraissait trop épouvantable, quand tout à coup un officier d'état-major passa comme un éclair, en criant : “ Grouchy ! ...le maréchal Grouchy arrive ! ”


C'était dans le moment où les quatre bataillons de la garde prenaient à gauche de la chaussée, pour remonter derrière le verger et commencer l'attaque. Combien de fois depuis cinquante ans, je me suis représenté cette attaque à la nuit, et combien de fois je l'ai entendu raconter par d'autres ! En écoutant ces histoires, on croirait que la garde était seule, qu'elle s'avançait comme des rangs de palissade et qu'elle supportait seule la mitraille. Mais tout cela se passait dans la plus grande confusion ; cette attaque terrible, c'était toute notre armée, tous les débris de l'aile gauche et du centre qui donnaient, tout ce qui restait de cavalerie épuisée par six heures de combat, tout ce qui pouvait encore se tenir debout et lever le bras: c'était l'infanterie de Reille qui se concentrait sur la gauche, c'était nous autour de la Haie-Sainte, c'était tout ce qui vivait encore et qui ne voulait pas être massacré.

Et qu'on ne vienne pas dire que nous avons eu des terreurs paniques, et que nous voulions nous sauver comme des lâches, ce n'est pas vrai ! Quand le bruit courut que Grouchy venait, les blessés eux-mêmes se relevèrent et se remirent en rang ; on aurait cru qu'un souffle faisait marcher les morts ; tous ces misérables étendus derrière la Haie-Sainte, la tête, le bras, la jambe bandés, les habits en lambeaux et pleins de sang, tout ce qui pouvait mettre un pied devant l'autre se joignit à la garde qui passait devant les brèches du jardin, et chacun déchira sa dernière cartouche. La charge battait, nos canons s'étaient remis à tonner. Sur la côte, tout se taisait; des files de canons anglais restaient abandonnées, on aurait cru les autres partis, et seulement lorsque les bonnets à poil commencèrent à s'élever au-dessus du plateau, cinq ou six volées de mitraille nous avertirent qu'ils nous attendaient.


Alors on comprit que ces Anglais, ces Allemands, ces Belges, ces Hanovriens, tous ces gens que nous avions sabrés et massacrés depuis le matin, s'étaient reformés en arrière, et qu'il fallait leur passer sur le ventre. Bien des blessés se retirèrent en ce moment, et la garde, sur qui tombait le gros de l'averse, s'avança presque seule à travers la fusillade et la mitraille, en culbutant tout ; mais elle se resserrait de plus en plus et diminuait à vue d’œil. Au bout de vingt minutes, tous ses officiers à cheval étaient démontés ; elle s'arrêta devant un feu de mousqueterie tellement épouvantable, que nous-mêmes, à deux cents pas en arrière, nous n'entendions plus nos propres coups de feu, nous croyions brûler des amorces.

Finalement, toute cette masse d'ennemis, en face, à droite et à gauche, se leva, sa cavalerie sur les flancs, et tomba sur nous. Les quatre bataillons de la garde, réduits de trois mille hommes à douze cents, ne purent supporter une charge pareille, ils reculèrent lentement ; et nous reculâmes aussi en nous défendant à coups de fusil et de baïonnette.

Nous avions vu des combats plus terribles, mais celui-ci était le dernier. Comme nous arrivions au bord du plateau pour redescendre, toute la plaine au-dessous, déjà couverte d'ombre, était dans la confusion de la déroute ; tout se débandait et s'en allait, les uns à pied, les autres à cheval ; un seul bataillon de la garde, en carré près de la ferme, et trois autres bataillons plus loin, avec un autre carré de la garde, à l'embranchement de Planchenois, restaient immobiles comme des bâtisses, au milieu d'une inondation qui entraîne tout le reste ! Tout s'en allait : hussards, chasseurs, cuirassiers, artillerie, infanterie, pêle-mêle sur la route, à travers champs, comme une armée de barbares, qui se sauve. Le long du ravin de Planchenois, le ciel sombre était éclairé par la fusillade ; le seul carré de la garde tenait encore contre Bulow et l'empêchait de nous couper la route ; mais plus près de nous, d'autres Prussiens de la cavalerie descendaient dans le vallon comme un fleuve qui passe au-dessus de ses écluses. Le vieux Blücher venait aussi d'arriver avec quarante mille hommes ; il repliait notre aile droite et la dispersait devant lui.

Qu'est-ce que je peux vous dire encore? C'était le débordement... Nous étions entourés partout ; les Anglais nous repoussaient dans le vallon, et dans le vallon Blücher arrivait. Nos généraux, nos officiers, l'Empereur lui-même n'avaient plus d'autre ressource que de se mettre dans un carré ; et l'on dit que nous autres, pauvres malheureux, nous avions la terreur panique ! On n'a jamais vu d'injustice pareille. Je courais sur la ferme, avec Buche et cinq ou six camarades ; des obus roulaient autour de nous en éclatant, et nous arrivâmes comme des êtres égarés, près de la route où des Anglais à cheval passaient déjà ventre à terre, en se criant entre eux : “ No quarter ! no quarter ! .” [Pas de quartier !]

Dans ce moment, le carré de la garde se mit en retraite ; il faisait feu de tous les côtés pour écarter les malheureux qui voulaient entrer ; les officiers et les généraux seuls pouvaient se sauver. Ce que je n'oublierai jamais, quand je devrais vivre mille ans, ce sont ces cris immenses, infinis, qui remplissaient la vallée à plus d'une lieue, et tout au loin la grenadière qui battait comme le tocsin au milieu d'un incendie ; mais c'était bien plus terrible encore, c'était le dernier appel de la France, de ce peuple courageux et fier, c'était la voix de la patrie qui disait : “ A moi, mes enfants ! je meurs ! ” Non, je ne puis vous peindre cela !... Ce bourdonnement du tambour de la vieille garde au milieu de notre désastre était quelque chose d'attendrissant et d'épouvantable. Je sanglotais comme un enfant ; Ruche m'entraînait, et je lui criais : “ Jean, laisse-moi. ..nous sommes perdus... nous avons tout perdu !... "


L'idée de Catherine, de M. Goulden, de Phalsbourg ne me venait pas. Ce qui m'étonne aujourd'hui, c'est que nous n'ayons pas été massacrés cent fois sur cette route, où passaient des files d'Anglais et de Prussiens. Ils nous prenaient peut-être pour des Allemands, peut-être aussi couraient-ils après l'Empereur, car tous espéraient l'avoir. En face de la petite ferme de Rosomme, il fallut tourner à droite dans les champs : c'est là que le dernier carré de la garde soutenait encore l'attaque des- Prussiens ; mais il ne tint plus longtemps, car, vingt minutes après, les ennemis débordaient sur la route, les chasseurs prussiens s'en allaient par bandes arrêter ceux qui s'écartaient ou qui restaient en arrière. On aurait dit que cette route était un pont, et que tous ceux qui ne la suivaient pas tombaient dans le gouffre.

 

A la descente du ravin, derrière l'auberge de Passe-Avant, des hussards prussiens coururent sur nous. Ils n'étaient pas plus de cinq ou six, et nous criaient de nous rendre ; mais si nous avions levé la crosse, ils nous auraient sabrés. Nous les couchâmes en joue, et voyant que nous n'étions pas blessés, ils s'en allèrent plus loin. Cela nous força de regagner la route, dont les cris et le tumulte s'entendaient au moins de deux lieues; la cavalerie, l 'infanterie, l'artillerie, les ambulances, les bagages, tout pêle-mêle, se traînaient sur la chaussée, hurlant, tapant, hennissant et pleurant. Non.. pas même à Leipzig, je n'ai vu de spectacle pareil. La lune se levait au-dessus des bois, derrière Planchenois, elle éclairait cette foule de schapskas, de bonnets à poil, de casques, de sabres, de baïonnettes, de caissons renversés, de canons arrêtés; et, de minute en minute, l'encombrement augmentait ; des hurlements plaintifs s'entendaient d'un bout de la ligne à l'autre, cela montait et descendait les côtes et finissait dans le lointain comme un soupir. Mais le plus triste, c'étaient les cris des femmes, de ces malheureuses qui suivent les armées, lorsqu'on les bousculait et qu'on les jetait en bas du talus avec leurs charrettes : elles poussaient des cris qu'on entendait par-dessus ce tumulte immense, et personne ne tournait la tête, pas un homme ne descendait leur tendre la main : Chacun pour soi ! Je t'écrase, tant pis ; je suis le plus fort. Tu cries... ça m'est égal !... Gare ! ...gare !...je suis à cheval. ..je tape !. .. Place.,. pourvu que je me sauve !.. .Les autres font comme moi ! Place pour l'Empereur !... Place pour le maréchal !... Le plus fort écrase le plus faible... il n'y a que la force dans ce monde ! En route !. .. en route !. ..Que les canons écrasent tout , pourvu qu'on les sauve ! Les canons ne marchent plus. ..qu'on dételle, qu'on coupe les traits, et tapons sur les chevaux qui nous emportent !. ..Qu'ils aillent tant qu'ils pourront, et puis qu'ils crèvent !


Qu'est-ce que nous fait le reste? Si nous ne sommes pas les plus forts, eh bien ! notre tour viendra d'être écrasés ; nous crierons, et l'on se moquera de nos cris ! Sauve qui peut... et vive l'Empereur !...


Mais l'Empereur est mort !


Tout le monde croyait que l'Empereur était mort avec la vieille garde : cela paraissait tout naturel. La cavalerie prussienne passait par files. Je sabre en l'air, en criant : “ Hourrah ! " Elle avait l'air de nous escorter, et sabrait tout ce qui s'écartait de la route ; elle ne faisait pas de prisonniers et n'attaquait pas non plus la colonne en masse ; quelques coups de fusil partaient dessus à droite et à gauche. Derrière, bien loin, on voyait une flamme rouge dans la nuit : la ferme du Caillou brûlait. On allongeait le pas ; la fatigue, la faim, le désespoir vous écrasaient; on aurait voulu mourir ; et pourtant l'espoir de se sauver vous soutenait. Ruche en marchant me disait : “ Joseph, soutenons-nous ! moi, je ne t'abandonnerai jamais. " Et je lui répondais : “ Nous mourrons ensemble. ..Je ne me tiens plus... c'est trop terrible... II vaudrait mieux se coucher.

-Non !... allons toujours, disait-il ; les Prussiens ne font pas de prisonniers. Regarde. ..ils massacrent tout sans miséricorde, comme nous à Ligny. ”


Nous suivions toujours la direction de la route avec des milliers d'autres, mornes, abattus, et qui se retournaient tout de même en masse, et se resserraient pour faire feu quand un escadron prussien approchait de trop près. Nous étions encore les plus fermes, les plus solides. De loin en loin, on trouvait des affûts, des canons, des caissons abandonnés ; les fossés à droite et à gauche étaient remplis de sacs, de gibernes, de fusils, de sabres : on avait tout jeté pour aller plus vite !


Mais ce qu'il y avait de plus terrible, c'étaient les grandes voitures de l'ambulance, arrêtées au milieu de la chaussée et remplies de blessés. Les conducteurs avaient coupé les traits ; ils s'étaient sauvés avec leurs chevaux, dans la crainte d'être pris. Ces malheureux, à demi morts, les bras pendants, qui nous regardaient passer d'un air désespéré, quand j'y pense aujourd'hui, me produisent l'effet de ces touffes de paille et de foin qui restent accrochées aux broussailles après l'inondation ; on dit: “ Voilà la récolte. .. voilà nos moissons... voilà ce que nous laisse l'orage ! ” Ah ! j'en ai fait des réflexions pareilles depuis cinquante ans !

Ce qui me désolait au milieu de cette déroute, ce qui me déchirait le cœur , c'était de ne plus voir un homme du bataillon, excepté nous. Je me disais: “ Ils ne peuvent pourtant pas être tous morts ! ” Et je m'écriais : “ Jean, si je retrouvais Zébédé, cela me rendrait courage ! ” Mais lui ne me répondait pas et disait : “ Tâchons seulement de nous sauver, Joseph ! Moi, si j'ai le bonheur de revoir le Harberg, je ne me plaindrai plus de manger des pommes de terre... Non... non... c'est Dieu qui m'a puni.. Je serai bien content de travailler et d'aller au bois, la hache sur l'épaule. Pourvu que je ne revienne pas estropié chez nous, et que je ne sois pas forcé de tendre la main au bord d'une grande route pour vivre, comme tant d'autres ! Tâchons de nous échapper sains et saufs. ” Je trouvais qu'il était rempli de bon sens.


'Vers dix heures et demie, nous approchions de Genappe ; des cris terribles s'entendaient de loin. Comme on avait allumé des feux de paille au milieu de la grande rue pour éclairer le tumulte, nous voyions là-bas les maisons et les rues tellement pleines de monde, de chevaux et de bagages, qu'on ne pouvait faire un pas en avant. Nous comprîmes tout de suite que les Prussiens allaient venir d'une minute à l'autre, qu'ils auraient des canons, et qu'il valait mieux, pour nous, passer autour du village que d'être faits prisonniers en masse. C'est pourquoi nous prîmes à gauche, à travers les blés, avec un grand nombre d'autres. Nous passâmes le Thy, dans l'eau jusqu'à la ceinture, et nous arrivâmes vers minuit aux deux maisons des Quatre-Bras.

Nous avions bien fait de ne pas entrer à Genappe, car nous entendions déjà les coups de canon des Prussiens contre le village, et la fusillade. Il arrivait aussi beaucoup de fuyards sur la route : des cuirassiers, des lanciers, des chasseurs... Aucun ne s'arrêtait ;]


[Entre trois et quatre heures, au petit jour, nous vîmes un grand nombre d'autres régiments, cavalerie, infanterie et artillerie, en marche comme nous, par différents chemins : tout le corps du maréchal Grouchy en retraite ! Le temps mouillé, le ciel sombre, ces longues files d'hommes accablés de lassitude, le chagrin d'être repris et de penser que tant d'efforts, tant de sang répandu n'aboutissaient pour la seconde fois qu'à l'invasion, tout cela nous faisait pencher la tête. On n'entendait que le bruit des pas dans la boue. Cette tristesse durait depuis longtemps ,lorsqu'une voix me dit : " Bonjour, Joseph ! ” Je m'éveillai, regardant celui qui me parlait, et je reconnus le fils du tourneur Martin, notre voisin de Phalsbourg ; il était caporal au 6ème, et marchait en serre-file, l'arme à volonté. Nous nous serrâmes la main. Ce fut une véritable consolation pour moi de voir quelqu'un du pays.


Malgré la pluie qui tombait toujours, et la grande fatigue, nous ne fîmes que parler de cette terrible campagne. Je lui racontai la bataille de Waterloo ; lui me ,dit que le 4ème bataillon, à partir de Fleurus, avait fait route sur Wâvres avec tout le corps d'armée de Grouchy ; que, dans l'après-midi du lendemain 18, on entendait le canon sur la gauche, et que tout le monde voulait marcher dans cette direction, que c'était aussi l'avis des généraux, mais le maréchal, ayant reçu des ordres positifs, avait continué sa route sur Wâvres. Ce n'est qu'entre six et sept heures, et quand il fut clair que les prussiens s'étaient échappés, qu'on avait changé de direction à gauche, pour aller rejoindre l'Empereur, malheureusement il était trop tard, et vers minuit il avait fallu prendre position dans les champs.


Chaque bataillon avait formé le carré. A trois heures du matin, le canon des Prussiens avait réveillé les bivouacs, et l'on s'était tiraillé jusqu'à deux heures de l'après-midi, moment où l'ordre était venu de se mettre en retraite. C'était encore une fois bien tard, disait Martin ; car une partie de l'armée qui venait de battre celle de l'Empereur se trouvait déjà sur nos derrières, et cela nous força de marcher tout le restant du jour et la nuit suivante jusqu'à six heures du matin pour nous en dégager. A six heures, le bataillon avait pris position près du village de Temploux ; à dix, les Prussiens arrivaient en forces supérieures, on leur avait opposé la plus rigoureuse résistance, pour donner le temps à l'artillerie et aux bagages de passer le pont de Namur. Tout le corps d'armée avait heureusement défilé par la ville, excepté le 4ème bataillon, par la faute du commandant Delong, qui s'était laissé tourner à droite de la route, et qui dut se jeter dans la Sambre pour n'être pas coupé. Plusieurs hommes avaient été faits prisonniers, d'autres s'étaient noyés, en essayant de passer la rivière à la nage. C'est tout ce que me racontait Martin; il n'avait aucune nouvelle de chez nous.


Ce même jour, nous passâmes par Givet ; le bataillon bivouaqua près du village de Hierches, une demi-Iieue plus loin. Le lendemain, après avoir passé par Furnay et Rocroy, nous couchâmes à Bourg-Fidèle, le 23 juin à Blombay, le 24 à Saulse-Lenoy, où l'on apprit l'abdication de l'Empereur, et les jours suivants à Vitry, près de Reims, à Jonchery, à Soissons ; de là le bataillon prit la route de Villers-Cotterets ; mais l'ennemi nous ayant déjà devancés. nous changeâmes de direction par La Ferté-Milon, et nous allâmes bivouaquer à Neuchelles, village ruiné par l'invasion de 1814, et qui n'avait pas encore été rebâti.


Nous partîmes de cet endroit le 29, vers une heure du matin, et nous passâmes par Meaux. Il fallut prendre la route de Lagny, parce que les Prussiens occupaient celle de Claye ; nous poursuivîmes notre route tout le jour et la nuit suivante. Le 30, à cinq heures du matin, nous étions au pont de Saint-Maur. Le même jour, à trois heures du soir, nous avions passé hors de Paris, et nous bivouaquions près d'un endroit riche en toutes choses, appelé Vaugirard, sur la route de Versailles. Le 1er juillet, nous étions allés bivouaquer près d'un endroit superbe appelé Meudon. On voyait, aux jardins, aux vergers entourés de murs, à la grandeur extraordinaire des maisons, à leur bon entretien, que c'était les environs de la plus belle ville du monde, et pourtant nous vivions au milieu de la misère et des dangers ; le cœur nous en saignait ! Les gens sont bons, ils aiment les soldats ; on nous appelait défenseurs de la patrie, et les plus pauvres voulaient se battre avec nous.


Le 1er juillet, nous quittâmes la position à onze heures du soir, pour aller à Saint-Cloud, qui n'est que palais sur palais, jardins sur jardins, grands arbres, allées magnifiques ; tout ce qu'on peut se figurer d'admirable. A six heures, nous partîmes de Saint-Cloud, pour revenir prendre position à Vaugirard. Des rumeurs terribles couraient dans la ville... L'Empereur était parti pour Rochefort. ..On disait : “Le roi de Rome va revenir... Louis XVIII est en route... ”


On ne savait rien dans cette ville, où l'on devrait tout savoir d'abord. A Vaugirard, l'ennemi vint nous attaquer vers une heure de l'après-midi, dans les environs du village d'Issy. Nous nous battîmes jusqu'à minuit pour notre capitale. Le peuple nous aidait, il venait relever nos blessés sous le feu des Prussiens; les femmes avaient pitié de nous. Notre souffrance d'avoir été menés jusque-là par la force ne peut pas se dire. .. J'ai vu Ruche lui-même pleurer, parce que nous étions en quelque sorte déshonorés. J'aurais bien voulu ne pas voir cela ! Douze jours auparavant, je ne me figurais pas si bien la France. En voyant Paris avec ses clochers et ses palais innombrables, qui s'étendent aussi loin que va le ciel, je pensais : “ C'est la France! ...Voilà ce que depuis des centaines et des centaines d'années nos anciens ont amassé. Quel malheur de dire que les Anglais et que les Prussiens arrivent jusqu'ici. ”


A quatre heures du matin, nous attaquâmes les Prussiens avec une nouvelle fureur, et nous leur reprîmes les positions perdues la veille. C'est alors que des généraux vinrent nous annoncer une suspension d'armes. Ces choses se passaient le 3 juillet 1815. Nous pensions que cette suspension d'armes était pour prévenir l'ennemi que, s'il ne se retirait pas, la France se lèverait comme en 92 et qu'elle l'écraserait ! Nous avions des idées pareilles ; et moi, voyant ce peuple qui nous soutenait, je me rappelais les levées en masse dont le père Goulden me parlait toujours. Malheureusement un grand nombre étaient si las de Napoléon et des soldats, qu'ils sacrifiaient la patrie elle-même pour en être débarrassés ; ils mettaient tout sur le dos de l'Empereur, et disaient que sans lui les autres n'auraient jamais eu ni la force ni le courage de venir, qu'il nous avait épuisés, et que les Prussiens eux-mêmes nous donneraient plus de liberté. Le peuple parlait comme M. Goulden. mais il n'avait pas d'armes ni de cartouches ; on avait fait des piques pour lui !,..

Et comme on rêvait à ces choses, le 4 on nous annonça l'armistice, par lequel les Prussiens et les Anglais devaient occuper les barrières de Paris, et l'armée française se retirer derrière la Loire.


Alors l'indignation de tous les honnêtes gens fut si grande, que la colère nous rendit furieux ; les uns cassaient leurs fusils, les autres déchiraient leurs uniformes, et tout le monde criait : " Nous sommes trahis... nous sommes livrés... " Les vieux officiers, pâles comme des morts, restaient là. ..Les larmes leur coulaient sur les ,joues. Personne ne pouvait nous apaiser. Nous étions tombés au-dessous de rien : nous étions un peuple conquis !


Dans deux mille ans, on dira que Paris a été pris par les Prussiens et les Anglais... c'est une honte éternelle, mais cette honte ne repose pas sur nous. Le bataillon partit de Vaugirard à cinq heures du soir, le 5 juillet, pour aller bivouaquer à Montrouge. Comme on voyait que le mouvement du côté de la Loire commençait, chacun se dit : " Qu'est-ce que nous sommes donc ? Est-ce que nous obéissons aux Prussiens ? Parce que les Prussiens veulent nous voir sur l'autre rive de la Loire, nous sommes forcés d'obéir ? Non ! non ! cela ne peut pas aller. Puisqu'on nous trahit, eh bien ! partons. Tout cela ne nous regarde plus. Nous avons fait notre devoir... Nous ne voulons pas obéir à Blücher ! ”


Et ce même soir la désertion commença. Tous les soldats partaient, les uns à droite, les autres à gauche. Des hommes en blouse et de pauvres vieilles femmes voulaient nous emmener dans leurs rues innombrables, et tâcher de nous consoler : mais nous n'avions pas besoin de consolations. Je dis à Ruche : " Laissons tout cela. ..retournons à Phalsbourg... au Harberg... reprenons notre état, vivons comme d'honnêtes gens. Si les Prussiens, les Autrichiens ou les Russes arrivent là-bas, les montagnards et ceux de la ville sauront bien se défendre. Nous n'aurons pas besoin de grandes batailles pour en exterminer des mille et des mille. En route ! ”

Nous étions une quinzaine de Lorrains au bataillon ; nous partîmes ensemble de Montrouge, où se trouvait le quartier général, et nous passâmes par Ivry et Bercy, qui sont des endroits de toute beauté ; mais le chagrin nous empêchait de voir le quart de ce qu'il y aurait fallu regarder. Les uns conservaient l'uniforme, d'autres n'avaient que la capote, d'autres avaient acheté une blouse. Derrière Saint-Mandé, tout près d'un bois où l'on voit à gauche de hautes tours, et que l'on nous dit être Vincennes, nous trouvâmes enfin la route de Strasbourg. C'était le 6 au matin, et, depuis cet endroit, nous fîmes régulièrement nos douze lieues par jour.


Le 8 juillet, on savait déjà que Louis XVIII allait revenir, et que Mgr le comte d'Artois ferait son salut. Toutes les voitures, les pataches, les diligences portaient déjà le drapeau blanc ; dans tous les villages où nous passions, on chantait des Te Deum; les maires, les adjoints, louaient et glorifiaient le Seigneur du retour de Louis le Bien-Aimé. Des gueux en nous voyant passer, nous appelaient Bonapartistes ! Ils excitaient même les chiens contre nous... Mais j'aime mieux ne pas parler de cela ; les gens de cette espèce sont la honte du genre humain. Nous ne leur répondions que par un coup d'oeil de mépris qui les rendait encore plus insolents et plus furieux. Plusieurs d'entre nous balançaient leur bâton comme pour dire : “ Si nous vous tenions dans un coin, vous seriez doux comme des moutons ! ”

Mais les gendarmes soutenaient ces espèces de Pinacles ; dans trois ou quatre endroits, les cris de la mauvaise race nous firent arrêter. Les gendarmes arrivaient nous demander nos papiers ; on nous menait à la mairie, et les gueux nous forçaient de crier : “ Vive le roi ! ” C'était une véritable abomination; les vieux soldats, plutôt que de crier, se laissaient conduire en prison. Buche voulut suivre leur exemple, mais je lui disais : “ Qu'est-ce que cela nous fait de crier : Vive Jean-Claude ou Vive Jean-Nicolas ? Tous ces rois, ces empereurs, anciens ou nouveaux, ne donneraient pas un seul de leurs cheveux pour nous sauver la vie, et nous irions nous faire échiner pour crier d'une façon ou d'une autre ? Non, cela ne nous regarde pas. Puisque les gens sont si bêtes, et que nous ne sommes pas les plus forts, il faut les satisfaire. Plus tard, ils crieront autre chose, et plus tard encore autre chose... Tout change ! , ..il n'y a que le bon sens et le bon cœur qui restent. ” Buche ne voulait pas comprendre ces raisons, mais quand les gendarmes arrivaient, il obéissait tout de même. A mesure que nous avancions, tantôt l'un, tantôt l'autre se détachait de la troupe et s'arrêtait dans son village ; de sorte qu'après Toul, Buche et moi, nous étions seuls.

C'est nous qui vîmes encore le plus triste spectacle : des Allemands et des Russes en foule, maîtres de la Lorraine et de l'Alsace. Ils faisaient l'exercice à Lunéville, à Blamont, à Sarrebourg, avec des branches de chêne, sur leurs mauvais shakos. Quel chagrin de voir des sauvages pareils vivre et se goberger au compte de nos paysans ! ...Ah ! le père Goulden avait bien raison de dire que la gloire des armes coûte cher... Tout ce que je souhaite, c'est que le Seigneur nous en débarrasse pour les siècles des siècles.

Enfin le 16 juillet 1815, vers onze heures du matin, nous arrivâmes à Mittelbronn, le dernier village sur la côte avant Phalsbourg. Le blocus était levé depuis l'armistice; des Cosaques, des landwehrs et des kaiserlicks remplissaient le pays : ils avaient encore leurs batteries en position autour de la place, mais on ne tirait plus ; les portes de la ville étaient ouvertes, les gens sortaient pour faire leurs récoltes.

On avait grand besoin de rentrer les blés et les seigles, car on peut s'imaginer la misère, avec tant de milliers d'êtres inutiles à nourrir, et qui ne se refusaient rien, qui voulaient du schnaps et du lard tous les jours. Devant toutes les portes, à toutes les fenêtres, on ne voyait que des nez camards, de ces longues barbes jaunes, crasseuses, de ces habits blancs remplis de vermine, et de ces shakos blancs, qui vous regardaient en fumant leur pipe dans la paresse et l'ivrognerie. Il fallait travailler pour eux, et finalement les honnêtes gens furent encore obligés de leur donner deux milliards pour les décider à partir.

[Je me souviens, et ceci doit finir cette longue histoire, qu'après mon retour, durant quelques mois et même des années, une grande tristesse régnait dans les familles, et qu'on n'osait plus se parler franchement, ni faire des vœux pour la gloire du pays. Zébédé lui-même, rentré parmi ceux qu'on avait licenciés derrière la Loire, Zébédé lui-même avait perdu courage. Cela venait des vengeances, des jugements et des fusillades, des massacres et des revanches de toute sorte ; cela venait de notre humiliation : des cent cinquante mille Allemands, Anglais et Russes qui tenaient garnison dans nos forteresses, des indemnités de guerre, du milliard des émigrés, des contributions forcées et principalement des lois contre les suspects, contre les sacrilèges, et pour les droits d'aînesse qu'on voulait rétablir.

Toutes ces choses, contraires au bon sens, contraires à l'honneur de la nation, avec les dénonciations des Pinacles et les avanies qu'on faisait souffrir aux vieux révolutionnaires, toutes ces choses avaient fini par vous rendre sombres. Aussi, souvent, quand nous étions seuls avec Catherine et le petit Joseph, que Dieu nous avait envoyé pour nous consoler au milieu de ces grandes misères, M. Goulden, tout rêveur, me disait : " Joseph, notre malheureux pays est bien bas ! Quand Napoléon a pris la France, elle était la plus grande, la plus libre, la plus puissante des nations ; tous les autres peuples nous admiraient et nous enviaient !... Aujourd'hui, nous sommes vaincus, ruinés, saignés à blanc ; l'ennemi remplit nos forteresses, il nous tient le pied sur la gorge... Ce qui ne s'était jamais vu depuis que la France existe, l'étranger maître de notre capitale ! nous l'avons vu deux fois en deux ans ! Voilà ce qu'il en coûte de mettre sa liberté, sa fortune, son honneur entre les mains d'un ambitieux !... Oui, nous sommes dans une bien triste position ; on croirait que notre grande Révolution est morte, et que les Droits de l'homme sont anéantis !... Eh bien ! il ne faut pas se décourager, tout cela passera ! ...Ceux qui marchent contre la justice et la liberté seront chassés ; ceux qui veulent rétablir les privilèges et les titres seront regardés comme des fous. La grande nation se repose, elle réfléchit sur ses fautes, elle observe ceux qui veulent la conduire contre ses intérêts, elle lit dans le fond de leur âme; et malgré les Suisses, malgré la garde royale, malgré la Sainte-Alliance, quand elle sera lasse de sa misère, elle mettra ces gens dehors du jour au lendemain. Et ce sera fini, car la France veut la liberté, l'égalité et la justice ! La seule chose qui nous manque, c'est l'instruction ; mais le peuple s'instruit tous les .jours, il profite de notre expérience et de nos malheurs. Je n'aurai peut-être pas le bonheur de voir le réveil de la patrie. Je suis trop vieux pour l'espérer; mais toi, tu le verras, et ce spectacle te consolera de tout ; tu seras fier d'appartenir à cette nation généreuse, qui marche bien loin en avant des autres depuis 89 ; ses instants de halte ne sont que de petits repos pendant un long voyage.”

Cet homme de bien, jusqu'à sa dernière heure, conserva son calme et sa confiance. Et j'ai vu l'accomplissement de ses paroles ; j'ai vu le retour du drapeau de la liberté, j'ai vu la nation croître en richesse, en bonheur, en instruction ; j'ai vu ceux qui voulaient arrêter la justice et rétablir l'ancien régime, forcés de partir ; et je vois que l'esprit marche toujours, que les paysans donneraient jusqu'à leur dernière chemise pour avancer leurs enfants.

Malheureusement, nous n'avons pas assez de maîtres d'école. Ah ! si nous avions moins de soldats et plus de maîtres d'école, tout irait beaucoup plus vite. Mais, patience, cela viendra. Le peuple commence à comprendre ses droits; il sait que les guerres ne lui rapportent que des augmentations de contributions ;et quand il dira : “ Au lieu d'envoyer mes fils périr par milliers sous le sabre et le canon, je veux qu'on les instruise et qu'on en fasse des hommes ! ” qui est-ce qui oserait vouloir le contraire, puisque aujourd'hui le peuple est le maître ?

Dans cet espoir, je vous dis adieu, mes amis, et je vous embrasse de tout mon cœur.

FIN
de l'extrait