Tactique et organisation de la Grande Armée
Contrairement à ses adversaires
pour lesquels, selon la tradition, la bataille n'est qu'un moyen parmi d'autres,
l'Empereur recherche systématiquement la bataille décisive qui contraindra
l'ennemi à capituler. Dans cette perspective, il manifeste un esprit résolument
offensif et n'a qu'un but stratégique : se trouver le plus fort là où il a décidé
de frapper le coup décisif.
Pour ce faire, il constitue,
dans le cadre de la Grande Armée (armée principale qu'il commande en
personne), deux groupes d'armée indépendants : l'un, formé de différents
corps d'armée sous le commandement des maréchaux, pour préparer et mener le
combat ; l'autre, formé de réserves générales sous son commandement plus ou
moins direct, afin de terminer la bataille en produisant l'"événement".
A partir de là, la "grande
tactique" de Napoléon se résume, selon ses propres termes, à l'art de
"réunir" et de "concentrer" son armée : celle-ci est
"réunie" quand ses divers éléments sont en relation et assez
proches pour n'être pas coupés par l'ennemi, et elle se trouve "concentrée"
lorsque ceux-ci se rassemblent pour la bataille.
A cet effet, depuis 1803, l'unité
tactique majeure est le corps d'armée, véritable petite armée autonome de
quinze à quarante-cinq mille hommes commandés par un maréchal et constituant
la plus grande formation opérationnelle interarmes. Chaque corps comprend deux
à quatre divisions d'infanterie (avec quinze à vingt pour cent de voltigeurs),
une brigade ou une division de cavalerie légère (éclaireurs, chasseurs), de
l'artillerie divisionnaire et de réserve, du génie et des services. Même les
différentes composantes de la réserve générale finissent par former des
corps d'armée : corps d'infanterie, de cavalerie (de ligne - dragons - et de
bataille - cuirassiers) ; corps de la Garde, ultime réserve interarmes qui protège
la réserve d'artillerie. Outre cette réserve générale, la Grande Armée
comporte généralement de six à douze corps que l'Empereur jette en avant
comme les mailles d'un gigantesque filet. Suffisamment puissants pour résister
à l'ennemi en attendant du secours, mais point trop massifs pour garantir
souplesse et vitesse d'exécution, ces corps permettent de couvrir un grand
territoire (sur lequel ils vivent aisément) à la recherche de l'ennemi, et de
réaliser des manœuvres enveloppantes tout en dissimulant les intentions
jusqu'au dernier moment.
Lorsque Napoléon décide
d'engager la bataille décisive, la plupart des corps convergent à marche forcée
vers le point prévu tandis que certains assurent les arrières ou fixent des éléments
adverses. Deux cas peuvent se présenter : soit l'Empereur dispose d'une nette
supériorité numérique sur son théâtre d'opérations principal, soit il est
plus faible.
Dans le premier cas, alors que
le corps au contact retient l'ennemi par une démonstration, le gros de l'armée,
précédé d'une avant-garde de cavalerie, par une marche audacieuse et rapide,
se jette sur ses arrières afin de couper sa ligne de retraite : c'est la manœuvre
"sur les derrières" (exemple de Iéna qui a réussi).
Dans le second cas, après une
attente stratégique ou par un coup offensif, les corps font irruption au milieu
des forces de l'ennemi en vue de l'empêcher de se concentrer ou de le diviser,
les deux fractions adverses étant alors réduites une à une par l'intervention
des réserves : c'est la manœuvre "sur position centrale" (exemple de
Ligny-Waterloo qui a échoué).
Sur chaque champ de bataille,
dans le lent mouvement de flux et de reflux des combats marqués par
l'alternance des attaques d'infanterie et de cavalerie préparées et soutenues
par l'artillerie, Napoléon tente d'obliger l'ennemi à engager ses réserves en
paraissant faiblir sur une aile (réussite d'Austerlitz) ou en lançant de forts
assauts sur un point vital (échec de Waterloo). L'adversaire une fois épuisé
ou à tout le moins déstabilisé par un mouvement débordant ou tournant,
l'Empereur fait donner ses propres réserves qui entreprennent de le percer et
de le couper en deux parties à poursuivre. Cette manœuvre a réussi à Ligny où
Blücher, attiré et fatigué sur sa droite, fixé sur sa gauche, a été percé
au centre [Hitler reprendra, en l'inversant, ce plan contre les Français en
1940 !] ; elle a échoué à Waterloo où Wellington, bien retranché, a repoussé
les assauts de l'infanterie et a résisté à ceux de la cavalerie le temps nécessaire
à l'arrivée de Blücher, mal poursuivi et retenu, qui a contraint Napoléon à
fractionner ses maigres réserves.
Toutefois, contrairement à ce
que d'aucuns prétendent, rares sont les batailles dont l'issue est fatale :
c'est ce qu'avait bien compris l'Empereur dont la principale qualité, outre la
prise en compte de toutes les possibilités, était l'absence d'idées préconçues
et la grande capacité d'adaptation aux circonstances (ainsi, à Austerlitz,
modifia-t-il trois fois son plan). Même Waterloo, malgré la disproportion des
forces (les alliés étaient près de deux fois plus nombreux que les Français),
les erreurs commises et les retards accumulés, aurait pu être une victoire,
car, si Blücher avait été mieux poursuivi et retenu, comme le dit un
historien belge (J. Logie) pourtant défavorable à Napoléon, "...il n'est
pas douteux que l'armée de Wellington, très éprouvée, n'aurait pu résister
à une troisième attaque générale menée par l'infanterie de Lobau [corps de
réserve] et de la Garde, et soutenue par la grosse cavalerie de Kellermann et
Guyot". Citons encore sur ce point le fameux théoricien militaire Carl von
Clausewitz, adversaire de l'Empereur et critique impitoyable : Si nous considérons
comme possible le succès près de Mont-Saint-Jean, ce n'est que parce que nous
croyons soixante-dix mille Français, conduits par Bonaparte et Ney, bien supérieurs
à soixante-dix mille alliés [...] [qui] ont bien plus vite fondu que les Français
dans le combat ; cela semble résulter de l'aveu de tous les témoins oculaires.
Si, effectivement, la situation de Wellington, à cinq heures de l'après-midi,
était déjà très difficile, sans qu'un seul homme du 6e corps [de réserve]
et de la Garde eût combattu contre lui, il faut reconnaître en cela la supériorité
des troupes françaises.
Quoi qu'il en soit, une bataille
typique (bien que chaque bataille soit spécifique), aboutissement de tout un
ensemble de savantes opérations, se déroule en gros de la façon suivante.
Les unités de cavalerie légère
(hussards qui éclairent et chasseurs qui poursuivent), soutenues par la
cavalerie de ligne (dragons qui peuvent combattre à pied et tenir une tête de
pont) et par la grosse cavalerie (cuirassiers qui peuvent repousser une
contre-attaque adverse), localisent l'ennemi, l'évaluent et le forcent à se déployer
sur un terrain défavorable. Les colonnes d'infanterie arrivent et, sous la
protection de la cavalerie et de l'artillerie, s'emparent de bonnes positions
d'attaque en poussant le combat tard dans la nuit pendant laquelle les corps éloignés
marchent sans relâche pour rejoindre le champ de bataille avant l'aube.
Au point du jour, l'armée
concentrée prend ses dispositions de combat. L'artillerie ouvre le feu sur tout
le front et, éventuellement, la cavalerie charge pour contraindre l'ennemi à
se montrer ou à se fixer. Si ce dernier n'attaque pas une aile volontairement dégarnie,
l'Empereur peut lancer un assaut général, mais semble vite s'acharner sur un
point pour en fait essayer de percer sur un autre une fois que l'adversaire, ébranlé
par un mouvement débordant ou tournant, a entamé ses réserves.
Avec la cavalerie légère aux
ailes pour éviter les débordements, précédée d'une nuée de tirailleurs
(voltigeurs dispersés de l'infanterie légère) qui harcèlent l'ennemi et
couvrent les mouvements par la fumée de leur feu, l'infanterie de ligne des
corps d'armée s'avance par divisions sur deux lignes (en général, une brigade
par ligne plutôt que deux brigades accolées avec un régiment sur chaque
ligne). Comme, à la fin du XVIIIe s., l'"ordre profond" (colonnes
chargeant à la baïonnette, donc puissance du choc) l'a emporté sur
l'"ordre mince" (lignes déployées, donc puissance du feu), la
brigade de première ligne, quelquefois déployée en entier, présente le plus
souvent une alternance de bataillons déployés et de bataillons en colonnes à
"intervalles de déploiement", prêts à appuyer le feu des premiers
par le choc ; la brigade de seconde ligne se trouvant entièrement disposée en
colonnes : bataillons accolés, successifs ou en échelons débordants. Chaque
bataillon (de six à neuf cents hommes) s'articule en six compagnies (à partir
de 1808) : quatre ordinaires de fusiliers qui peuvent former la base d'un carré
(mur de feu et d'acier) contre la cavalerie ; deux d'élite, une de voltigeurs
qui précèdent et préparent, et une de grenadiers qui suivent et renforcent.
Les voltigeurs utilisent le terrain pour tirailler ; à portée de l'ennemi, les
fusiliers, déployés sur deux ou trois rangs (un rang tire pendant que l'autre
recharge), s'arrêtent, lâchent une salve de ligne, puis tirent à volonté en
feux de peloton ; massés en colonnes de bataillon avec deux compagnies de front
(pour faciliter le déploiement ou la formation en carré), ils chargent à la
baïonnette dans les cris et les roulements de tambours (voir L'enlèvement de
la redoute de Mérimée).
L'artillerie divisionnaire (en général
un canon de "six" ou de "huit" par bataillon plus deux
obusiers) est répartie dans les intervalles tandis que l'artillerie de corps
(pièces de "douze") est regroupée à l'arrière parfois en grandes
batteries avec celle de la réserve générale sur le point d'effort principal.
La cavalerie de ligne (dragons
qui crachent le feu et lanciers qui percent) et la grosse cavalerie (cuirassiers
qui défoncent) précède quelquefois l'infanterie pour faciliter son action ;
la plupart du temps, elle la suit, prête à la soutenir. Sur le point d'effort
principal, c'est une grande partie de la réserve générale qui est mise en œuvre
en vue de rompre le front adverse et de créer l'"événement" (les
cuirassiers, en particulier, jouent un rôle décisif par leur action de choc
massive et brutale). Dans tous les cas, la cavalerie, organisée en divisions à
deux brigades à deux régiments à quatre escadrons (de cent à deux cents
hommes), se trouve disposée en lignes souvent placées en échelons pour
combiner les attaques de front et de flanc. Appuyée par l'artillerie
divisionnaire à cheval (un canon de "quatre" par régiment) qui la
devance parfois pour mitrailler les rangs ennemis, elle lance une succession de
charges, d'abord au trot, puis au galop (cent à deux cents derniers mètres)
dans les hurlements et les sonneries de trompettes. Après chacune d'entre
elles, les escadrons se reforment sur les ailes et repartent à l'assaut.
Finalement, la bataille offre le
spectacle d'une série incessante d'attaques et contre-attaques d'infanterie et
de cavalerie sous le déluge de feu de l'artillerie, interrompue par des
changements brusques : mouvements tournants, rupture du front... Au fil des années,
avec l'accroissement des pertes, la disparition des anciens soldats qui ne
peuvent plus former des conscrits expédiés de plus en plus vite sur le front,
avec l'intégration d'étrangers toujours plus nombreux, l'armée napoléonienne
perd de sa qualité et notamment de sa capacité manœuvrière. Pour compenser
cette faiblesse, Napoléon simplifie son système qui devient trop rigide. De
fortes concentrations d'artillerie se substituent à l'infanterie défaillante
qui, à couvert de tirailleurs en "grandes bandes", ne manœuvre guère
et ne se déploie plus : en grosses colonnes compactes, très vulnérables au
feu et aux charges, elle tente, appuyée par une attaque massive de la
cavalerie, de percer d'un seul coup tel un bélier lancé à toute vitesse
(exemple de Wagram où les cent pièces de Drouot ouvrent la voie à l'énorme
colonne Macdonald suivie de toute la réserve de cavalerie).
Si l'ennemi épuisé, déséquilibré, percé, résiste encore, une fois toutes les réserves employées, l'Empereur engage sa Garde (divisions d'infanterie et de cavalerie de Jeune, Moyenne, puis de Vieille Garde, constituées de combattants d'élite chevronnés), "espoir suprême et suprême pensée", qui fonce sans esprit de recul...