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Stratégie militaire, stratégie d'entreprise : Même combat par
Anne Marchais-Roubelat Les concepts de la stratégie
militaire s’appliquent au monde de l’entreprise, mais quelques précautions
sont nécessaires avant toute transposition. En effet, si les concepts de
la stratégie militaire et de la stratégie d’entreprise diffèrent, ce
n’est pas parce qu’il y a rupture entre les modes d’organisation de
l’armée et de l’entreprise, mais parce que la complexité accrue de
l’organisation de l’entreprise et de son environnement la conduit bien
souvent à une appréhension plus complexe de la stratégie. La stratégie militaire
sert de référent à la stratégie d’entreprise. Souvent comparées,
ces deux démarches ne sont pas identiques et leurs conditions
d’application sont telles qu’on ne peut transposer sans précautions
l’art militaire à l’univers de l’entreprise. Un cas exemplaire de stratégie : la
campagne d’Italie
Parmi les grands stratèges
de l’Histoire, il en est un dont le génie militaire a bâti un empire :
Napoléon Bonaparte. Pourtant, lorsqu’il prend la tête de l’armée
d’Italie en ce début de 1796, ses chances de réussite paraissent bien
minces : il s’apprête à franchir les Alpes pour affronter, en
territoire ennemi, une coalition austro-sarde dont les effectifs sont près
du double des siens. Même le terrain, montagneux, le dessert, alors que
l’armée sarde manœuvre facilement dans la plaine. Malgré ces
handicaps majeurs, il réussit au-delà de toute attente, et sa
progression en Italie est un chef d’œuvre de stratégie. Le Directoire a envoyé
Bonaparte à la tête de l’armée d’Italie investi d’une mission générale,
dont l’esprit est la recherche d’un résultat diplomatique : il
s’agit de "détacher la
Sardaigne de l’alliance autrichienne, de l’agrandir aux dépens du
Milanais pour en arriver à une alliance défensive et offensive avec
elle" 1. L’armée d’Italie
participe donc à un programme plus vaste du Directoire, qui est aux
prises avec une coalition européenne. En ce sens, elle s’inscrit dans
le cadre d’une "stratégie générale", qui consiste à "combiner la totalité des moyens dont dispose le Pouvoir
politique pour atteindre les buts qu’il a définis en matière de défense
ou de conduite de la guerre" 2. Cependant, dans la
conduite des opérations militaires, Bonaparte dispose d’une liberté
d’initiative totale. Il ne se sent pas lié à la lettre par les
instructions du Directoire, que ce dernier n’a d’ailleurs pas les
moyens politiques de lui imposer. De plus la lenteur des courriers est
telle que les nouvelles parviennent, au mieux, avec une semaine de retard.
Bonaparte est donc le seul décideur de son action et de sa stratégie
militaire c’est-à-dire de la façon dont il "crée,
dispose et met en œuvre les forces armées en vue d’atteindre les
objectifs militaires définis par le Pouvoir politique" 3.
Dans cette stratégie, ce
n’est pas l’art de mener le combat à l’heure de l’affrontement
qui seul, assure le succès des armes. C’est, avant même l’engagement
de la bataille, la capacité du chef militaire à concevoir sa manœuvre,
à planifier l’emploi de ses forces et à anticiper les réactions de
l’ennemi qui lui donne les meilleures chances de gagner. C’est ainsi
que Bonaparte, qui manœuvre avec une extrême rapidité au début de la
campagne, n’assiste même pas à la bataille de Montenotte contre
l’armée autrichienne. Il estime avoir conduit ses troupes de telle façon
qu’il a créé localement un rapport de forces favorable de trois contre un. Et, sans
attendre le résultat, il insère le reste de son armée, comme un coin,
entre les forces autrichiennes de Beaulieu et les forces sardes de Colli. Il illustre ainsi, sur le
terrain, la notion de stratégie opérationnelle, qui consiste à "coordonner
à l’échelon des théâtres les opérations de forces de nature différente,
pour mener à bien la manœuvre stratégique dans une aire géographique déterminée"
4. |
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l’organisation militaire
: est chargée de la mise en
œuvre d’une décision qui appartient au pouvoir politique. son action
est entérinée par des décisions diplomatiques. Le début de la campagne
d’Italie constitue un cas d’école, une épure où seule est prise en
compte la dimension purement militaire de l’affrontement. L’armée y
est conçue comme un tout, mû par un décideur unique, Bonaparte,
confronté à un ennemi défini (les armées autrichienne et sarde) et les
parties en présence suivent les mêmes règles de comportement : celui
qui acquiert un avantage local au moment de l’affrontement obtient la
victoire. Comment appliquer la
notion traditionnelle de stratégie à une entreprise, entité polymorphe,
avec des centres de décisions multiples, parfois concurrents ou du moins
dissonants, et qui ne peut justifier son existence par sa fonction ? La démarche militaire
s’appuie en effet sur une organisation hiérarchisée, pyramidale.
L’armée dépend du pouvoir politique, qui détermine sa légitimité
par ses missions générales (dissuasives en temps de paix, opérationnelles
en temps de crise ou de guerre déclarée). L’organisation militaire est
ainsi chargée de la mise en œuvre, tandis que la décision appartient au
pouvoir politique exclusivement. En revanche,
l’entreprise n’est pas un instrument au service d’une mission fixée
en-dehors d’elle-même et ne peut être justifiée par une fonction
autre que sa propre existence. Au contraire de l’armée, son objectif
est endogène : garantir sa pérennité en tant qu’entité. Outre cette
première différence, fondamentale, l’entreprise est rarement - et en
tout cas moins que l’armée - représentée par un individu (Bonaparte)
ou un état-major. On ne peut pas la résumer à un seul de ses centres de
décisions. D’autre part, elle subit
des contraintes internes et externes qui suivent des logiques très différentes,
d’ordre social, technico-économique, politique, entre lesquelles les
compromis et les arbitrages sont d’autant plus difficiles que les
centres décisionnels sont multiples. C’est ici que réside
l’une des difficultés d’application de la stratégie militaire à
l’entreprise. Cela dit, un autre exemple historique enseigne que la
stratégie militaire ne doit pas être abusivement simplifiée. Stratégie et pouvoir : la complexité du concept dans le cadre
pourtant simplifié de l’armée Les liens qui subordonnent
l’armée au pouvoir politique lui imposent aussi de prendre en compte
dans sa stratégie des contraintes qui ne dépendent pas de logiques
militaires. Ainsi, lorsque Joffre est
nommé généralissime en 1911, il doit trouver un compromis entre,
d’une part, la nécessité d’augmenter les moyens de l’armée, et
plus particulièrement ses effectifs, et d’autre part l’opposition
politique que soulève à l’époque toute réforme de l’armée. De plus, il n’a pas le
pouvoir de nommer ses généraux et doit, dans une certaine mesure,
composer avec eux. Par ailleurs, il doit prévoir la participation d’un
détachement anglais qui ne sera pas sous ses ordres. Parce qu’il veut se
maintenir à son poste et obtenir des moyens, Joffre doit accepter des
contraintes d’ordre politique et diplomatique qui restreignent ses
possibilités d’action militaire et l’amènent à définir une ligne défensive,
avant-goût du front. Par conséquent, et
quoique le contexte reste celui de l’affrontement armé, la complexité
de l’organisation à gérer contraint Joffre à effectuer des arbitrages
entre des contraintes propres à l’armée, qui est soumise aux lois de
la guerre, et des contraintes politiques et diplomatiques, dont les conséquences
rejaillissent sur les contraintes d’ordre militaire. Pour effectuer ces
arbitrages, il négocie avec le pouvoir politique, sans le remettre en
cause, sous peine de perdre sa propre légitimité. Au contraire, il
utilise les procédures décisionnelles établies. Mais il n’obtient pas
les effets qu’il recherche, car les moyens qu’il obtient ainsi sont
assortis de nouvelles contraintes. L’acteur, l’agent et leurs stratégies Cet exemple de la préparation
de la bataille de la Marne introduit le rôle de l’individu comme représentant
d’une organisation : l’individu tire son pouvoir décisionnel de sa
fonction, tout en négociant avec d’autres pôles de décision au sein
de l’organisation ou en dehors d’elle. Ainsi, l’armée
distingue plusieurs stratégies (générale, militaire, opérationnelle),
qui font appel à au moins deux niveaux décisionnels (politique,
militaire), et à trois systèmes de contraintes hiérarchisées :
diplomatiques, politiques, militaires. Ces principes existent
dans l’entreprise. En raisonnant à plusieurs niveaux imbriqués de
stratégies et en prenant en compte de multiples pôles décisionnels, il
est possible de distinguer : - l’entreprise en tant
qu’"acteur", c’est-à-dire organisation qui participe à un
processus ; - "l’agent",
ou individu qui incarne l’acteur à un moment de l’action. Cette distinction permet
de prendre en compte les stratégies qui s’établissent au sein de
l’entreprise et non, de manière trop réductrice, "la" stratégie.
Par exemple, la stratégie
de développement de l’électro-nucléaire au milieu des années 50
s’inscrit dans une stratégie plus globale de l’entreprise EDF, en vue
de sa mission : approvisionner le pays en électricité, en respectant des
contraintes de coût et de sécurité. Le projet, lancé à la
Direction des Etudes et Recherches d’EDF sous l’impulsion de son
directeur, Pierre Ailleret, en collaboration directe avec le CEA, est pris
en charge dans un second temps par la Direction de l’Equipement. La
stratégie de développement du programme nucléaire est cohérente avec
la stratégie d’EDF. Mais alors que le programme prend de l’ampleur,
ses contraintes spécifiques s’intègrent à l’environnement (interne
comme externe) d’EDF et contribuent à la modification de ses enjeux
stratégiques. |
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La stratégie et le contrôle de l’organisation sur ses
environnements Dans son acception
militaire, la stratégie suppose que le pouvoir de décision du chef
s’investisse dans la conduite de l’action, à la fois par l’autorité
directe qu’il exerce sur la manœuvre des moyens armés, mais aussi par
les contraintes tactiques qu’il est capable d’imposer à l’ennemi. Pour être transposé à
l’entreprise, ce concept doit être aménagé dans un contexte plus général
où les acteurs sont multiples et les centres de décision variables. La
stratégie prendra ainsi le sens d’un enchaînement d’étapes envisagé
par un acteur ou par l’agent qui le représente dans ce domaine, en vue
d’un objectif. Selon cette définition,
on peut dire qu’au sein d’EDF, le directeur des Etudes et Recherches
(DER), Pierre Ailleret, a conçu une stratégie de développement de l’énergie
nucléaire conforme à l’objectif de l’époque. Simplifiée, cette stratégie
se présente en trois étapes5 - développement du projet
jusqu’à "une grande échelle" par le CEA, avec une coopération
technique d’EDF ; - gestion industrielle de
l’électronucléaire par EDF, le CEA étant un conseiller technique,
fournissant le combustible et le retraitant ; - lorsque l’industrie de
l’électronucléaire et du retraitement des combustibles aura atteint sa
maturité, le CEA restera conseiller technique et fournisseur, mais n’en
assurera pas nécessairement la gestion industrielle. Une telle stratégie du
nucléaire a pour objectif le développement d’un moyen de production
industrielle d’électricité (à plus ou moins long terme), qui réduise
la dépendance énergétique de la France. Cet objectif, s’il est
atteint, participera à l’objectif général d’EDF, tout en
contribuant à le modifier : à l’époque, il s’agit en effet
d’assurer une production d’électricité adaptée aux besoins de l’économie
française, selon des contraintes liées à la notion de service public. Dans les faits, trois
phases distinctes apparaissent, elles sont différentes des étapes stratégiques
définies par Pierre Ailleret en 1955, cependant elles en contiennent
l’essentiel. La première phase est caractérisée par la coopération
avec le CEA pour le lancement du projet au début des années 50. La
modification des enjeux et des conditions de négociations entre les différents
partenaires conduit à une série de décisions qui poussent à une
politique indépendante de développement d’EDF vis-à-vis du CEA, mais
aussi des modèles britannique et américain, en vue de l’accession à
la compétitivité. A partir de 1967 une troisième phase se met en place,
elle s’officialise avec le changement de filière, en 1969. Au début, la situation
peut être comparée à une situation militaire : en effet, la mission
d’EDF, et au sein de celle-ci, de la DER, est clairement définie. De
plus, l’organisation est très structurée, et sa légitimité est assurée
par sa mission générale de service public, inscrite dans ses statuts
("approvisionner le pays en énergie électrique"6).
Au cours de la première
phase, Pierre Ailleret est à l’origine de tactiques préliminaires
visant à produire les premiers kW d’origine nucléaire. Il mobilise
l’essentiel de ses moyens, en hommes et en financements, pour démontrer
la faisabilité technique du projet, tout en négociant avec les
directions d’EDF et du CEA. Une fois la faisabilité démontrée,
la deuxième phase consiste à imposer le projet d’EDF à son
environnement (en l’occurrence ses partenaires : le CEA et le ministère
de tutelle). En effet, la lourdeur des investissements et la longueur des
projets ont contraint EDF à faire un choix stratégique : soit renoncer
au nucléaire (et donc à un moyen d’indépendance énergétique à
terme), soit poursuivre dans ce domaine, jusqu’à la rentabilité. Ce
qui suppose, outre une réorganisation7,
des négociations avec le CEA pour les choix des caractéristiques
techniques des centrales, négociations arbitrées par les Pouvoirs
publics dont les deux dépendent très étroitement. Par ailleurs, les évolutions
des prix des combustibles échappent totalement à la maîtrise d’EDF,
alors qu’elles constituent des contraintes majeures d’évaluation de
la rentabilité. Initialement ce cas présente
donc, outre ses origines, de fortes analogies avec un problème militaire.
Aux différentes phases auraient pu correspondre des analyses proches de
la méthode de raisonnement tactique : pour la coopération, la définition
des manœuvres envisagées ou des modes d’action ami, puis, avec
l’importance de l’analyse des réactions du CEA et de
l’environnement, la définition des modes d’action ennemi, la
confrontation entre les manœuvres amies et ennemies, et la définition de
la manœuvre souhaitable. Cependant, ces étapes qui
restent du domaine de l’analyse préalable à l’action quand il
s’agit de manœuvres militaires, sont ici intégrées au déroulement du
processus, le CEA passant, pour caricaturer, de la qualification
"ami" dans la première phase, à celle d’environnement8
dans la deuxième phase. Ainsi, une différence majeure apparaît : une
fois la faisabilité technique prouvée, la poursuite du projet transforme
la stratégie générale d’EDF et modifie son environnement, interne
comme externe (réorganisation des services, création de Framatome en
1958…). Ses relations avec ses principaux partenaires (le CEA, les
Pouvoirs publics, les fournisseurs) dépendent en effet des rapports de
force qui découlent d’objectifs divergents : pour EDF, l’accession au
stade industriel prime, tandis que pour le CEA la technologie est décisive.
De plus, les industriels deviennent des acteurs à part entière
(susceptibles de modifier le cours de l’action) à la suite des besoins
spécifiques et des politiques parfois antagonistes d’EDF et du CEA, qui
les contraignent à se concentrer et à se spécialiser. Quant à l’Etat, décideur
essentiel au début de l’action, ses arbitrages et son emprise s’éloignent
au fur et à mesure que les liens privilégiés avec le CEA puis EDF se détendent,
et que la logique industrielle prend le relais. Ce phénomène est
d’ailleurs observable pour les grands projets industriels (plan calcul,
nucléaire, Concorde…). Contrairement à l’armée,
dont la justification est extrinsèque et la stratégie vise un contrôle
sur un ennemi désigné, dans un environnement défini, les acteurs
industriels poursuivent des stratégies qui réagissent sur eux autant que
sur leur environnement. Des relais de pouvoirs se mettent alors en place,
qui accompagnent et renforcent les modifications des objectifs, des stratégies
et des règles initialement observées. Stratégies et décideurs multiples Pour mettre en œuvre un
programme industriel, les entreprises doivent, la plupart du temps,
composer avec des partenaires. Soit elles peuvent s’imposer comme décideurs
et négocient en tant que tels (c’est le cas dans les débuts de l’électronucléaire),
soit leurs stratégies dépendent de décideurs plus ou moins contrôlables.
Ainsi, pour construire
l’avion supersonique (le futur Concorde), la société Sud-Aviation
cherche à obtenir l’enchaînement, dans l’ordre, d’un certain
nombre d’étapes. Certaines de ces étapes dépendent
de l’entreprise, d’autres de ses accords industriels avec d’autres
entreprises, et de la contribution de l’Etat au financement du projet. Plus précisément, ce
n’est pas la direction de Sud-Aviation qui est à l’origine de la décision
de se tourner vers l’avion supersonique, ce sont les bureaux d’études.
La direction de Sud-Aviation ne contrôle plus le processus dès que le
gouvernement français s’engage officiellement car celui-ci négocie
avec le gouvernement britannique selon des modalités qui échappent à
l’entreprise. Cette cascade de
dominances dévie les stratégies initiales des acteurs, que ceux-ci
existent à l’intérieur d’une entreprise (les bureaux d’études) ou
à l’extérieur (le gouvernement français). Comme les débuts de l’électro-nucléaire
en France et le Concorde le montrent, les acteurs d’une action complexe
n’ont qu’exceptionnellement les moyens d’imposer à leur
environnement leur stratégie. Ils doivent alors envisager des
combinaisons de décisions qui leur permettront de mettre en œuvre ces
stratégies, ou d’acquérir les moyens d’en avoir une. On aborde ainsi la
question de la tactique, qui constitue pour les militaires "l’art de coordonner les actions de moyens de toutes armes
dans les combats qui constituent les actes élémentaires de la
bataille" 9. La bataille constitue,
dans l’affrontement armé, le moment privilégié de l’évaluation des
stratégies et du respect des règles de la guerre. Elle se caractérise
cependant par la simultanéité de l’engagement des moyens, dont la
coordination devient alors essentielle : la bataille de la Marne en est un
pur exemple. Or, en général, les politiques économiques, technologiques
ou sociales des entreprises se font dans le long terme, comme leurs évaluations,
et on parlera plutôt de "stratégies" d’entreprise. Pourtant,
nombreux sont les cas où la simultanéité des moyens employés et leur
convergence sont essentiels à la stratégie complexe de l’entreprise. Par ailleurs, les impératifs
des armées ne sont que rarement d’ordre purement militaire : des
contraintes politiques et diplomatiques s’y ajoutent fréquemment. Si on
appelle tactique, dans un sens un peu différent de son acception
militaire, une succession de combinaisons de décisions envisagées par un
acteur en vue de créer des effets qui produiront des changements d’état
favorables à la réalisation d’une stratégie, on peut parler des
tactiques politiques de Joffre, lorsque celui-ci amène le gouvernement à
prendre des décisions importantes pour l’augmentation des effectifs
comme pour la mobilisation. Les tactiques peuvent
concerner un acteur extérieur ou l’organisation elle-même. Ainsi,
Bonaparte effectue une succession de tactiques en vue de reprendre
l’offensive, alors que Beaulieu a repassé le Pô et que le traité de
Cherasco n’est toujours pas entériné. Mais on peut aussi appeler
tactique l’ensemble de ses premiers ordres, lorsqu’arrivant à la tête
de son armée, il en déplace le centre de gravité de manière à
utiliser ses troupes comme un bélier, puisque la réussite de sa stratégie
dépend à la fois de sa force de frappe au point de rencontre avec
l’ennemi, et de sa mobilité. Dans une certaine mesure
il en va de même pour les entreprises, dont les politiques de gestion des
ressources humaines, passées comme présentes (cercles de qualité,
qualité totale, reengeniering…) sont souvent des tactiques au service
de vastes stratégies visant la compétitivité, dans un environnement où
les règles de la concurrence se modifient rapidement. Stratégies et pratiques, militaires comme industrielles : les risques
de sclérose La stratégie des
entreprises ne saurait être aussi "percutante" que celle de
Bonaparte, pour trois séries de raisons : - les environnements de
l’entreprise et surtout les règles qu’elle doit respecter sont plus
difficiles à appréhender que ceux d’une campagne militaire ; - l’identité de
l’entreprise est beaucoup moins bien définie (voir les recherches
actuelles sur les notions de "réseaux"), et les enjeux locaux
s’y multiplient ; - les stratégies et les
tactiques des entreprises réagissent sur leurs environnements internes
comme externes, remettant en cause aussi bien les modes d’évaluation
classiques que les pratiques jusqu’ici éprouvées. Face à ces difficultés
croissantes, les entreprises ont tendance à mettre en place une politique
de gestion des systèmes d’information et des pratiques adaptatives.
Parmi de nombreux autres exemples, les "contrats
client-fournisseur" internes constituent une procédure, c’est-à-dire
une règle d’enchaînement de décisions et/ou d’actes fixée par les
règles de fonctionnement de l’acteur au sein duquel cet enchaînement
se déroule. En l’occurrence, le contrat a pour effet la hiérarchisation
des contraintes, donc une meilleure coordination des moyens par la réduction
des conflits locaux d’intérêt. Il en va de même de l’ensemble de la
démarche qualité totale, qui coordonne de telles procédures au sein de
l’entreprise. A terme, la "gestion par les processus", dont les modalités actuelles correspondent empiriquement à l’existence de règles (contraintes ou relations valables entre les variables pendant une certaine durée, la phase) est cependant susceptible de se heurter à un désintérêt peu souhaitable des entreprises si les pratiques perdurent au-delà des phases. On aboutirait, en effet, à des pratiques sclérosées car vidées de leur justification, ce que l’on observe couramment dans l’évolution des "routines"10 qui réduisent l’incertitude, ou dans les doctrines de l’armée : si le général autrichien Beaulieu respecte bien des pratiques jusqu’ici éprouvées, il est battu par Bonaparte qui, lui, respecte une règle. |
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Tactiques de négociations et systèmes de dominances militaires ou
d’entreprise : même combat Le parallèle entre armée
et entreprise va plus loin si l’on considère les modes de négociation
et de domination entre acteurs multiples, et leurs conséquences sur le déroulement
des opérations. Dans le cas de la campagne
d’Italie, Bonaparte ne négocie pas avec le Directoire. S’il tire son
autorité de ce dernier, il ne lui rend pas de comptes. Il tire son
pouvoir de sa capacité à gagner, sinon l’armée se désorganise et met
ainsi en cause sa propre existence. Pourtant, Bonaparte dépend malgré
tout des décisions du Directoire qui pèsent sur sa stratégie : il ne
peut avancer à l’est tant que ce dernier n’a pas entériné sa
victoire, sous peine d’être pris en revers. Or, sur le terrain, il se déplace
de manière à ce qu’une telle décision ne remette pas en cause sa
stratégie, sa seule contrainte étant d’être prévenu le premier.
Bonaparte déplace ainsi le problème créé par une décision
diplomatique qu’il ne peut pas contrôler en une contrainte de gestion
différentielle du temps, contrainte qu’il peut maîtriser. Il n’en est pas de même
pour Joffre : sa nomination ne suffit pas à établir son pouvoir sur son
armée, pour deux raisons : a) il dépend des décisions du Conseil, b) il
ne nomme pas les généraux. Joffre est, vis-à-vis du pouvoir politique,
un "acteur dominé"11. Les
considérations militaires passent après celles des politiques. Or,
Joffre négocie en amenant le gouvernement à lui imposer, pour des
raisons diplomatiques, des contraintes qui vont dans le sens d’une
accumulation de moyens. Il utilise d’ailleurs une tactique comparable
pour accélérer la mobilisation. Mais la recherche de l’égalité des
forces correspond à un souci diplomatique, dans le cadre de l’alliance
défensive. Elle contraint l’armée à une tactique défensive de fait.
Joffre a dû concilier des contraintes qui obéissent à des logiques différentes,
sans remettre en cause la dominance dont il tire sa propre autorité. Si
Joffre a une stratégie, celle-ci englobe des aspects politiques et
diplomatiques. Mais militairement, c’est un tacticien. A contrario, Pierre
Ailleret propose une véritable stratégie, qu’EDF se donne les moyens
de mettre en œuvre. Ainsi donc, malgré le rôle fondamental des hommes,
la stratégie et la tactique dépendent de la dilution des dominances et
du contrôle de l’organisation sur son environnement, donc de la nature
de l’organisation et de ses règles de fonctionnement. L’adaptation de la stratégie
militaire à la stratégie d’entreprise que nous venons d’esquisser
suppose de chercher, au delà de logiques et de systèmes a priori différents,
des analogies de processus. Apparaissent alors des continuums entre les
deux mondes : on s’aperçoit que Joffre a dû composer avec des centres
décisionnels multiples aux contraintes parfois contradictoires, tandis
que les débuts du programme électronucléaire correspondent bien à une
véritable stratégie. De même, les entreprises développent, sous la
contrainte de leurs environnements, des tactiques de mobilisation de leurs
ressources humaines, qui évoquent une formation de campagne.
L’organisation pyramidale n’est donc pas un préalable nécessaire à
toute volonté stratégique, et l’armée peut avoir à prendre en compte
prioritairement des contraintes qui ne sont plus d’ordre purement
militaire tandis que "l’ennemi" perd son identité pour se
fondre dans un environnement protéiforme12,
ce qu’illustre actuellement l’action de l’ONU en Bosnie. Malgré la
remise en cause actuelle de l’ennemi désigné, la stratégie militaire
ne saurait à son tour s’inspirer sans de larges précautions de la
stratégie d’entreprise. Une seule différence
subsiste en effet, mais elle est fondamentale : quelles que soient les
caractéristiques de son organisation et de son environnement, l’armée
n’est définie en tant qu’acteur que par sa mission, celle-ci dépendant
du pouvoir politique. L’entreprise, quant à elle, ne tire sa légitimité
d’aucune mission exogène. Au contraire, son objectif est purement endogène
: garantir sa pérennité en tant qu’entité, au gré des relations de
pouvoir qui l’animent et arbitrent les définitions de ses
environnements. Or, ses stratégies, en contribuant à transformer ses
environnements13, modifient aussi les
conditions de sa pérennité. Ce problème majeur peut être traité à
partir d’un système de règles et de phases, mais il est nécessaire de
faire appel à une plus grande variété de concepts pour en retirer des
applications concrètes pour la conduite d’actions. BIBLIOGRAPHIE Ailleret (P.), Programme
de centrales nucléaires EDF, texte provenant des archives de P. Ailleret,
daté du 29 juin 1955. Barth (J.), 40
ans d’énergie nucléaire dans le monde, Palaiseau, Sofedir, 1981. Clausewitz (C.) von, La
campagne de 1796 en Italie, Paris, Baudoin, 1899. Colin (J.), Etudes
sur la campagne de 1796-97 en Italie, Paris, Baudouin, 1898. Ecole Supérieure des
ORSEM, Connaissances interarmes élémentaires,
Notions de stratégie et de tactique (TTA 106), 1971. Correspondance militaire de Napoléon Ier, Paris, Plon, 1876. Descoins (Commandant), Etude
synthétique des principales campagnes modernes à l’usage des candidats
aux différentes écoles militaires, Paris, Lavauzelle. Joffre a.), 1914-1915.
La préparation de la guerre et la conduite des opérations, Paris,
Editions et Librairie, 1920. Joffre (J.), Mémoires
du Maréchal Joffre, 1910-1917, Paris, Plon, 1932. Lamiral (G.), Chronique
de trente années d’équipement nucléaire à Electricité de France,
Paris, Jouve, 1988. Marchais (A.), Décision
et action. Proposition de concepts et analyses de cas, thèse de
doctorat en sciences de gestion, CNAM, 1993. Marchais-Roubelat (A.),
"Modélisation et complexité : de la décision à l’action", Revue
française de gestion, janvier-février 1995, pp. 102-105. Nelson (R.R.) et Winter
(S.G.), An evolutionary theory of
economic change, The Belknap Press of Harvard University, Cambridge,
Mass., 1982. Poirier (L.), La
crise des fondements, Paris, Economica, 1994. Notes: 1 C. von
Clausewitz, La campagne de 1796 en
Italie, Paris, Baudoin, 1899, p. 16 2 Ecole supérieure
des ORSEM, Connaissances interarmes
élémentaires, Notions de stratégie et de tactique (TTA 106), 1971. 3 Ibid. 4 Ibid. 5 Programme
de centrales nucléaires EDF, 29 juin 1955, Archives de P. Ailleret. 6 Programme de
centrales nucléaires EDF. 7 Cette réorganisation
ne concerne pas uniquement les directions, mais aussi le rôle que joue
Pierre Ailleret : celui-ci devient directeur général adjoint en 1958, il
le restera jusqu’en 1966. 8 voire même,
pour certains services, “d’ennemi”. 9 Ecole supérieure
des ORSEM, Connaissances interarmes
élémentaires, Notions de stratégie et de tactique (TTA 106), 1971. 10 Dans son
acception la plus large, le terme de “routine”, introduit par Nelson
et Winter, désigne tous les schémas réguliers et prédictibles de
comportement des firmes : “What is regular and predictable about
business behavior is plausibely subsumed under the heading “routine”,
especially if we understand that term to include the relatively constant
dispositions and strategic heuristics that shape the approach of the firm
to the nonroutine problems it faces”, R. R. Nelson et S. G. Winter, An
evolutionary theory of economic change, Cambridge-Londres, The Belknap
Press of Harvard University, 1982, p. 15. 11 voir A.
Marchais, Décision et action.
Proposition de concepts et analyses de cas, thèse, CNAM, 1993. 12 voir L.
Poirier, La crise des fondements,
Paris, Economica, 1994. 13 Le phénomène
des “gouvernements d’entreprise” (corporate
governance), s’il se confirme, pourrait témoigner d’une évolution
de ces relations de pouvoirs et favoriser l’accélération de la gestion
par les processus, en réponse à l’émergence de nouvelles dimensions
d’évaluation dans l’environnement déjà complexe de l’entreprise. |