La nouvelle alliance du théoricien et du patricien.
La
théorie, préalable à la doctrine
Le
statut actuel de la stratégie dans la recherche praxéologique, sa complexité
et l'étendue de son champ, les âpres débats d'opinion sur des doctrines
contestées dès qu'édifiées, l'effet de mode même dont les études stratégiques
ont été autant les victimes que les bénéficiaires, tout a conspiré à nous
faire oublier que l'expansion de la pensée stratégique est un phénomène
singulier, qui rompt avec les attitudes intellectuelles antérieures au second
conflit mondial.
Avant
1945, la pensée de l'agir, que nous nommons aujourd'hui stratégique,
s'identifiait à la pensée militaire. Elle se réduisait aux opérations
mentales et aux doctrines intéressant la préparation et la conduite des opérations
des armées en campagne. Les théoriciens d'alors pouvaient s'aventurer à spéculer
sur la philosophie de la guerre et sur la relation entre celle-ci et la
politique, à disputer sur les parts respectives de la sciences et de l'art dans
la pratique guerrière, etc. Mais, en fin d'analyse et de leur propre aveu,
toutes ces réflexions étaient déterminées par et s'ordonnaient autour d'une
pensée centrale : celle du combat, de la production des effets physiques
de mort et de destruction dans le duel réel des forces armées. La pensée de
l'agir se réduisait aux computations et décisions des actants opérant aux
niveaux tactico-technique et stratégie opérationnelle (plus exactement, opératique)
de notre actuelle structure politico-stratégique. Quant à la stratégie des
moyens, son concept n'existait pas et la conception des armements était
l'affaire de bureaux techniques spécialisés, parties intégrantes des armées.
C'est
dire que, pour un observateur extérieur au système militaire, la pensée de
l'agir et les doctrines relevaient de la seule compétence des experts
militaires. Combattre et conduire les opérations d'armées en campagne
impliquaient un savoir de praticiens formés à des procédés qui, même s'ils
étaient unifiés par des règles d'économie et des principes généraux (les
principes de la guerre), se fondaient sur les leçons d'une expérience répétitive.
En bref, pour l'observateur "civil" suivant en cela la tradition
platonicienne, la pensée de l'agir militaire était une pensée technicienne
et le domaine réservé à la profession des armes.
Sociologiquement,
la dimension technique d'une pensée stratégique réduite à celle de la guerre
ne favorisait donc pas l'immixtion des stratégistes académiques dans le champ
intellectuel des professionnels. Ils n'étaient pas suffisamment informés sur
le détail de la pratique tactique et opérationnelle pour rivaliser avec les
actants dont le travail d'analyse et de critique se développait à l'intérieur
de leur cercle fermé : le grand état-major allemand le fit bien voir à
Delbrück... Pour que change radicalement cette relation aliénante entre le
stratégiste et le stratège, il ne fallait rien de moins qu'une catastrophe :
la coupure provoquée, dans la pensée praxéologique, par une révolution
technique si puissante que, bien en amont des stratégies opérationnelle et des
moyens, elle induisait le politique à énoncer en termes nouveaux les éternels
problèmes posés par la fonction de la violence armée dans la dynamique
socio-politique. Mieux : la nature aberrante du risque nucléaire affectait
si profondément et universellement les sensibilités et les consciences
qu'elles ne se croyaient plus autorisées à déléguer au politique, comme naguère,
le droit et le pouvoir de décider la guerre sur la seule considération des intérêts
traditionnels.
Cette
fois, sous la pression d'une opinion publique apeurée, les milieux
intellectuels et d'affaires ne pouvaient plus ignorer superbement la pensée
d'un agir politico-militaire dont ils mesuraient à la fois la complexité et
les aléas. Il ne s'agissait plus, de corriger à la marge les doctrines de
guerre pour les adapter à une évolution lente des déterminations de
l'action militaire. Le fait nucléaire - avec ses compléments balistique et électronique
- provoquait une telle rupture dans la pensée de la guerre, instrument des
transformations sociopolitiques, qu'il ne suffisait plus de s'interroger sur les
nouveaux modes de guerre qu'autorisait ce bond technique. La violence armée
ayant changé de dimensions au point de remettre en cause sa fonction millénaire
dans les relations internationales, il ne s'agissait plus seulement de réviser
les théories et doctrines classiques de la guerre en y intégrant la guerre
nucléaire. Il fallait penser autrement le "bon usage" des armes dès
lors que la raison politique induisait à prévenir et interdire ce mode de
guerre aberrant. A la pensée de l'agir dans la guerre - toujours nécessaire
puisque celle-ci subsistait sous ses formes classiques - il fallait ajouter une
pensée de l'agir militaire dans la non-guerre. Dans la dissuasion, d'abord ;
puis, dans tous les modes de l'agir - stratégies indirectes, manœuvre des
crises, etc. - utilisant les armes, comme moyen de la politique, sans que soit
franchi le seuil critique d'une guerre désormais chargée de risques trop
exorbitants pour que la nouvelle pensée de l'agir ne soit pas soumise, d'abord,
aux contraintes d'une nouvelle rationalité. Ainsi, un nouveau concept émergeait
de
la problématique : celui, extensif, d'une stratégie recouvrant le spectre
entier des états de conflit dans lesquels la violence armée tenait toujours
son rôle, mais pas nécessairement sous le mode de la guerre ; celle-ci n'était
plus qu'un mode parmi les autres de cette "nouvelle stratégie".
Ainsi
s'imposait la nécessité de définir ce nouvel objet de pensée, plus complexe
que l'objet-guerre ; de le décrire avec ses attributs et de relier ses
diverses modalités ; de relever, à la fois, les différences de la
nouvelle pensée de l'agir avec l'ancienne et les régularités qui, sous le
changement, perpétuent la logique spécifique de tout agir en situation
conflictuelle ; en bref, d'en faire la théorie en inventant de
nouveaux concepts pour décrire, représenter et expliquer l'objet complexe dans
un langage pertinent et par un ensemble cohérent d'énoncés qui rendent compte
des relations nécessaires entre ses éléments constitutifs.
Sans
doute, a-t-on toujours reconnu la fonction heuristique des théories dans la
pensée de l'agir, qu'elles aident dans la compréhension de la réalité et
qu'elles guident. Mais la même réalité peut être perçue et interprétée
diversement : une théorie n'est qu'une lecture parmi d'autres, également
plausibles, des manifestations concrètes de l'objet-stratégie. Leur ensemble
constitue donc un stock d'informations parmi lesquelles le politique et le stratège
pourront choisir, selon leurs critères de jugement personnels, les données qui
leur semblent s'imposer en raison à la pensée de leur agir hic et nunc ;
c'est-à-dire, les éléments qui fondent leurs décisions et, plus généralement,
leur doctrine. Pas de doctrine sans théories préalables. Prescriptive et
normative, la doctrine ne peut choisir ses axiomes et énoncés qu'en les
extrayant de l'information fournie par les théories qui, elles, décrivent et
expliquent la réalité. Toute doctrine est élection et fixation d'une pensée
de l'agir formée en exploitant l'information proposée par la pensée théorique.
La
coupure praxéologique constatée après 1945 induisait à valoriser cette
fonction traditionnelle de la théorie, la nouvelle stratégie exigeant la
formulation de doctrines à la fois plus rigoureuses et plus prudentes que par
le passé. Pour les raisons que j'ai dites, on ne pouvait plus se contenter
d'extrapoler, en quelque sorte, la théorie de la guerre qui, si elle conservait
sa validité, n'était plus qu'un cas particulier d'une théorie de la stratégie
englobante, comme la physique newtonienne "s'inscrit" dans l'einsteinienne.
Clausewitz, indépassable dans le discours de la guerre, devait être néanmoins
dépassé dans le déploiement d'un discours de la stratégie dont la guerre
n'est plus qu'une phase dans le spectre des états de conflit.
Que la
vaste entreprise de théorisation lancée dans les années 50 n'ait réussi,
jusqu'à maintenant, qu'à produire des fragments, des isolats de théorie mal
raccordés entre eux, que la théorie générale de la stratégie - que j'ai
nommée stratégique - reste à édifier et que le chantier stratégique
demeure ouvert, cela ne doit pas nous interdire d'admirer l'effort intellectuel
et la production théorique des quarante dernières années. Effort et
production manifestés par la succession des doctrines : elles n'ont pu se
former, pour tenir compte des changements intervenus dans les déterminations ou
facteurs de la stratégie, qu'en exploitant l'information de base et les méthodes
- la boîte à outils - fournies par les théories.
Le
stratégiste et le passage du dire au faire
L'extension
et la production intensive du chantier stratégique ne furent rendues possibles
que par l'événement sociologique évoqué plus haut : pour la première
fois, des stratégistes ont été directement impliqués dans les conceptions,
computations et décisions des stratèges professionnels. Dans des organismes d'études
et de recherches rattachés au système militaire, dans les universités, les
laboratoires et l'industrie, dans les nombreux bureaux d'étude qui n'ont cessé
de se multiplier, stimulés par la demande des armées, les experts des sciences
dures et molles ont été attirés, à la fois, par l'intérêt intellectuel des
problèmes inter et trans-disciplinaires de la nouvelle stratégie et par les
financements étatiques.
ces
stratégistes - et c'est là un fait capital - ne pensent plus sur
l'action, comme naguère, mais ils s'inscrivent, selon leur compétence, dans le
système des actants qui leur est désormais ouvert. S'ils ne sont pas
statutairement des décideurs, leurs analyses théoriques et conseils d'experts
les associent si étroitement aux militaires et politiques qu'ils influencent
leurs évaluations et décisions. Dans la pratique, leurs interventions de
consultants mandatés et souvent irremplaçables opèrent comme de "petites
décisions" et contribuent directement à élaborer la pensée de l'agir
collectif. Ils peuvent tenir ce rôle nouveau parce que - et c'est là un
changement radical dans les statuts respectifs des stratèges et des stratégistes
- ceux-ci bénéficient de l'information, même classifiée, circulant au sein
du système politico-militaire. Accéder à cette information réelle était
le préalable nécessaire à la validité de leurs expertises. Information
souvent limitée aux données indispensables pour résoudre leur problème
particulier, mais qui devait également permettre, à leurs propositions, d'être
compatibles avec la ligne générale de la pensée de l'agir, avec la doctrine
du moment.
La
contribution de ces intellectuels de la défense fut et demeure considérable,
voire déterminante dans la stratégie des moyens : les capacités
d'innovation et d'invention des armements (stratégie génétique) sont, plus
que jamais, à la mesure des potentiels scientifiques et technologiques
nationaux. Plus faible nécessairement, mais non nulle, à la stratégie opérationnelle,
la contribution des stratégistes s'avéra souvent décisive aux étages supérieurs
de la structure politico-stratégique : on sait ce que les théories et les
doctrines de la stratégie et de la dissuasion nucléaires et celles de leurs
rapports avec la politique, celles de l'Arms control, de la riposte graduée,
de la gestion des crises, de l'utilisation optimale des ressources, etc. doivent
aux pionniers Brodie, Kahn, Wohlstetter, Schelling, Liddell Hart, Beaufre, et à
leurs successeurs. C'est aux stratégistes extérieurs que l'on doit le
principal des recherches méthodologiques, du corps de concepts et des principes
généraux sur lesquels s'est édifiée la nouvelle pensée de l'agir
stratégique17.
L'entrée
dans l'âge nucléaire a donc marqué une bifurcation dans la généalogie de la
stratégie. Une coupure praxéologique sans précédent a induit une coupure épistémologique
si radicale qu'il fallait renouveler la problématique d'un objet-stratégie
ayant tellement changé de nature et de dimensions qu'il ne fallait rien de
moins que la mobilisation de toutes les ressources intellectuelles pour
comprendre les mécanismes de la nouvelle pensée de l'agir, et pour en définir
les conditions de rationalité. Grâce à la symbiose, définitive, entre les
professionnels et les académiques, et à leur travail de théorisation commun,
la pensée stratégique a gagné beaucoup sur l'irrationnel ; cela, au
point de déprécier à l'excès les pesanteurs des idées reçues et de
sous-estimer les risques pris à négliger, dans des situations concrètes et
toujours contingentes - dans la guerre du Vietnam, par exemple - les
incertitudes inhérentes à toute dialectique conflictuelle.
Faire
de la pratique collective un objet de raison et passer du local au général
furent constamment, depuis la Renaissance et malgré les empiristes, le vœu
avoué des politiques et stratèges qui ne se dissimulaient pas, pour autant, la
nature contingente de l'agir. Faire la part des incertitudes, mais savoir les
identifier dans leur nature et leur origine, savoir évaluer leur puissance
d'affect dans les computations et décisions, c'est à cela que les théories
de la pratique se sont toujours exercé. Mais cette recherche a éclairé,
cruellement, les carences des boîtes à outils héritées. Conceptualiser et théoriser
la pensée de l'agir collectif devait donc induire à faire - ébaucher plutôt
- la théorie de la théorie dans le moment même où l'ancienne
philosophie de la connaissance se déployait dans les épistémologies des
diverses sciences. C'est sans doute par ce changement d'ordre, dans les
opérations de l'intellect appliqué à l'agir, que nous mesurons le mieux le
chemin parcouru depuis les années 50. Mais ce progrès n'était concevable et
possible que par l'alliance des professionnels de la stratégie et les
chercheurs extérieurs, experts en connaissance de l'Homme. Il fallait que les
meilleurs esprits, cantonnés jusqu'alors dans le discours sur l'action,
dans le dire, consentissent à s'impliquer avec bonne conscience dans le discours
de l'agir, dans le faire.
Discours
de l'agir fragmenté et arborescent : la pensée stratégique se déploie
et se distribue, aujourd'hui, entre tous les étages de la structure
politico-militaire. Comme leurs associés professionnels, les stratégistes
pensent l'agir à "leur niveau de compétence". Le physicien Herman
Kahn théorise la guerre thermonucléaire et le processus d'escalade qui y
conduit ; le politologue Kissinger s'installe d'emblée à l'interface
entre la stratégie nucléaire et la politique, et Brodie, expert en stratégie
maritime, dans la stratégie générale militaire modifiée par la
"bombe" ; l'économiste Schelling introduit le marchandage dans
la dialectique conflictuelle et l'Arms Control ; etc. Ces
quelques exemples sont très caricaturaux, les intéressés n'hésitant pas, à
l'occasion, à s'aventurer hors de leur créneau naturel de pensée. Mais ils
sont indicatifs des pentes intellectuelles et des domaines de recherche privilégiés
qui ont déterminé la contribution des divers stratégistes à la pensée de
l'agir contemporaine.
Observons
que ce partage des rôles, nécessaire pour que soit couvert l'espace entier de
la problématique stratégique, n'est pas nouveau. On peut l'observer chez les
militaires théoriciens : Jomini et Clausewitz ont voulu dire la guerre
considérée dans toutes ses dimensions ; mais, l'œuvre du premier privilégie
nolens volens la stratégie opérationnelle, et celle du second
l'interface politique-guerre. Sans doute, protesteraient-ils contre une lecture
aussi abusivement réductrice, mais n'est-ce pas ainsi qu'ils ont été perçus,
depuis, et utilisés par les praticiens pressés et les lecteurs mal informés
sur les détours de la pensée théorisante ? On pourrait multiplier les
exemples et montrer ainsi les limites - et leurs raisons - des plus grandes œuvres
de la pensée stratégique, qui n'en méritent pas moins notre admiration. Cette
critique serait du plus haut intérêt pédagogique là où l'on enseigne la
stratégie, et un utile rappel des apprentis, et des autres, à la nécessaire
humilité de l'esprit.
Un
bilan contrasté
Ne cédons
pas au triomphalisme que semble autoriser ce qui précède. L'effervescence
intellectuelle ne s'accompagne pas nécessairement de la bonne foi et d'un grand
souci de rigueur. La surabondance de la littérature n'est pas une garantie de
qualité pour le débat qui, ici et là, mobilise les citoyens sur les questions
de défense. Bien que les enjeux et les risques de l'agir stratégique soient
immenses, ils sont souvent obscurcis, voire dévoyés, par les intérêts
corporatifs et bureaucratiques ou ceux des groupes de pression. N'en soyons pas
scandalisés : c'est là un obstacle épistémologique constant au savoir
objectif sur les réalités de la pratique stratégique.
La
pensée de l'agir ne peut être innocente dès lors que les problématiques, les
énoncés théoriques et propositions doctrinales sont, par nature, déterminés
par les projets politiques, eux-mêmes surdéterminés par des idéologies plus
ou moins explicites et intolérantes. L'esprit positif ou d'objectivité cède
trop souvent à l'esprit partisan : le cosmopolitisme et le nationalisme
outranciers sont invincibles, comme le pacifisme et l'antimilitarisme invétérés.
La raison politique et stratégique se défend moins bien que M. Teste contre
"la bêtise" des sectateurs de tout poil incapables de fonder leurs
critique des stratégies déclarées sur autre chose que des sensibilités ou
des obédiences passionnelles. L'authentique pensée stratégique est ainsi
travestie et dévoyée de ses fins rationnelles par des argumentaires d'autant
plus mutilants et péremptoires qu'ils s'érigent en instruments de combat
politique et politicien. A quoi s'ajoute la critique, aussi peu justifiée, des
lobbies qui prétendent défendre leurs intérêts économiques et financiers en
excipant de raisons opportunes qui s'accommodent mal de la logique
politico-stratégique.
On
aurait tort, toutefois, de récuser l'utilité, pour la pensée de l'agir
collectif, de ces discours polémiques et de leur critique sommaire des stratégies
décidées. Aussi peu fondés et rigoureux qu'ils soient, leur puissance d'éveil
et de contestation virulente s'avère si forte, dans l'opinion mal informée,
que leurs thèses soumettent les théories et doctrines construites à la
toujours nécessaire épreuve de validité et de robustesse. Elles les induisent
à l'auto-critique, les contraignant à mieux identifier les êtres stratégiques
pris en compte dans le travail de théorisation, à affiner leurs concepts et à
vérifier que les opérations intellectuelles et physiques de la pratique
collective respectent les principes de l'agir stratégique et les règles de sa
grammaire et de sa logique spécifiques.
A
cette pensée de combat, il faudrait ajouter la foisonnante production des
innombrables commentateurs, compilateurs, amateurs et suiveurs de toutes
origines qui encombrent la littérature stratégique contemporaine. Orbitant
autour du système politico-militaire et des organismes de recherche patentés,
proliférant en exploitant l'effet de mode, méconnaissant les exigences et les
contraintes de l'agir faute d'information et de formation, leur production
profuse et redondante étouffe, chez le lecteur non averti, celle des
authentiques inventeurs et créateurs qui ont fait et font la stratégie de
notre temps. En fin d'analyse, ceux-ci sont moins nombreux que le donneraient à
croire les abondantes références bibliographiques des mémoires et thèses
universitaires. plaignons les téméraires qui, dans une centaine d'années, se
hasarderont à éditer les anthologies de la stratégie...
*
* *
"En
cette matière, le maître redevient apprenti." Hölderlin connaît la
difficulté d'être du poète voué à nommer les choses pour dévoiler
"l'Esprit de la Nature". Nommant Bonaparte, il dit la difficulté du
dire et du faire avec les armes, avec et contre les Autres. Il annonce la
difficulté d'être de notre génération qui, depuis un demi-siècle, a tenté
d'approcher l'esprit de la stratégie ; et cela, sans cesser de penser
stratégiquement pour résoudre les redoutables problèmes de la coexistence
conflictuelle de nos sociétés en mutation.
Jamais,
sans doute, ne fut plus forte la tension entre le dire et le faire, entre savoir
et pouvoir. Il fallait comprendre et agir ; mais agir sans avoir toujours
le temps de comprendre, sous la pression d'événements accélérés qui, s'ils
étaient un puissant excitant pour l'intellect, le trouvaient souvent désarmé.
C'est
pourquoi la pensée stratégique ne fut jamais aussi inventive, et sa production
aussi riche, même si elle mêle le pire au meilleur. Les maîtres sont
conscients, comme toujours, de n'être pas sortis d'apprentissage. Mais qui
douterait que leurs travaux, sur un chantier qui ne fermera jamais, marqueront
un temps fort dans la généalogie de la stratégie ?
Notes:
17
Je dis
"le principal" pour tenir compte du fait que la littérature stratégique
ouverte fut produite par des experts non tenus au devoir de réserve des
professionnels. Les recherches méthodologiques et théoriques des militaires,
aussi déterminantes qu'elles aient été, n'ont pas bénéficié de la
publication et demeurent généralement méconnues sauf, précisément, des
experts civils qui les ont souvent utilisées...