La nouvelle alliance du théoricien et du patricien.

par Lucien POIRIER

 

La théorie, préalable à la doctrine

Le statut actuel de la stratégie dans la recherche praxéologique, sa complexité et l'étendue de son champ, les âpres débats d'opinion sur des doctrines contestées dès qu'édifiées, l'effet de mode même dont les études stratégiques ont été autant les victimes que les bénéficiaires, tout a conspiré à nous faire oublier que l'expansion de la pensée stratégique est un phénomène singulier, qui rompt avec les attitudes intellectuelles antérieures au second conflit mondial.

Avant 1945, la pensée de l'agir, que nous nommons aujourd'hui stratégique, s'identifiait à la pensée militaire. Elle se réduisait aux opérations mentales et aux doctrines intéressant la préparation et la conduite des opérations des armées en campagne. Les théoriciens d'alors pouvaient s'aventurer à spéculer sur la philosophie de la guerre et sur la relation entre celle-ci et la politique, à disputer sur les parts respectives de la sciences et de l'art dans la pratique guerrière, etc. Mais, en fin d'analyse et de leur propre aveu, toutes ces réflexions étaient déterminées par et s'ordonnaient autour d'une pensée centrale : celle du combat, de la production des effets physiques de mort et de destruction dans le duel réel des forces armées. La pensée de l'agir se réduisait aux computations et décisions des actants opérant aux niveaux tactico-technique et stratégie opérationnelle (plus exactement, opératique) de notre actuelle structure politico-stratégique. Quant à la stratégie des moyens, son concept n'existait pas et la conception des armements était l'affaire de bureaux techniques spécialisés, parties intégrantes des armées.

C'est dire que, pour un observateur extérieur au système militaire, la pensée de l'agir et les doctrines relevaient de la seule compétence des experts militaires. Combattre et conduire les opérations d'armées en campagne impliquaient un savoir de praticiens formés à des procédés qui, même s'ils étaient unifiés par des règles d'économie et des principes généraux (les principes de la guerre), se fondaient sur les leçons d'une expérience répétitive. En bref, pour l'observateur "civil" suivant en cela la tradition platonicienne, la pensée de l'agir militaire était une pensée technicienne et le domaine réservé à la profession des armes.

Sociologiquement, la dimension technique d'une pensée stratégique réduite à celle de la guerre ne favorisait donc pas l'immixtion des stratégistes académiques dans le champ intellectuel des professionnels. Ils n'étaient pas suffisamment informés sur le détail de la pratique tactique et opérationnelle pour rivaliser avec les actants dont le travail d'analyse et de critique se développait à l'intérieur de leur cercle fermé : le grand état-major allemand le fit bien voir à Delbrück... Pour que change radicalement cette relation aliénante entre le stratégiste et le stratège, il ne fallait rien de moins qu'une catastrophe : la coupure provoquée, dans la pensée praxéologique, par une révolution technique si puissante que, bien en amont des stratégies opérationnelle et des moyens, elle induisait le politique à énoncer en termes nouveaux les éternels problèmes posés par la fonction de la violence armée dans la dynamique socio-politique. Mieux : la nature aberrante du risque nucléaire affectait si profondément et universellement les sensibilités et les consciences qu'elles ne se croyaient plus autorisées à déléguer au politique, comme naguère, le droit et le pouvoir de décider la guerre sur la seule considération des intérêts traditionnels.

Cette fois, sous la pression d'une opinion publique apeurée, les milieux intellectuels et d'affaires ne pouvaient plus ignorer superbement la pensée d'un agir politico-militaire dont ils mesuraient à la fois la complexité et les aléas. Il ne s'agissait plus, de corriger à la marge les doctrines de guerre pour les adapter à une évolution lente des déterminations de l'action militaire. Le fait nucléaire - avec ses compléments balistique et électronique - provoquait une telle rupture dans la pensée de la guerre, instrument des transformations sociopolitiques, qu'il ne suffisait plus de s'interroger sur les nouveaux modes de guerre qu'autorisait ce bond technique. La violence armée ayant changé de dimensions au point de remettre en cause sa fonction millénaire dans les relations internationales, il ne s'agissait plus seulement de réviser les théories et doctrines classiques de la guerre en y intégrant la guerre nucléaire. Il fallait penser autrement le "bon usage" des armes dès lors que la raison politique induisait à prévenir et interdire ce mode de guerre aberrant. A la pensée de l'agir dans la guerre - toujours nécessaire puisque celle-ci subsistait sous ses formes classiques - il fallait ajouter une pensée de l'agir militaire dans la non-guerre. Dans la dissuasion, d'abord ; puis, dans tous les modes de l'agir - stratégies indirectes, manœuvre des crises, etc. - utilisant les armes, comme moyen de la politique, sans que soit franchi le seuil critique d'une guerre désormais chargée de risques trop exorbitants pour que la nouvelle pensée de l'agir ne soit pas soumise, d'abord, aux contraintes d'une nouvelle rationalité. Ainsi, un nouveau concept émergeait de
la problématique : celui, extensif, d'une stratégie recouvrant le spectre entier des états de conflit dans lesquels la violence armée tenait toujours son rôle, mais pas nécessairement sous le mode de la guerre ; celle-ci n'était plus qu'un mode parmi les autres de cette "nouvelle stratégie".

Ainsi s'imposait la nécessité de définir ce nouvel objet de pensée, plus complexe que l'objet-guerre ; de le décrire avec ses attributs et de relier ses diverses modalités ; de relever, à la fois, les différences de la nouvelle pensée de l'agir avec l'ancienne et les régularités qui, sous le changement, perpétuent la logique spécifique de tout agir en situation conflictuelle ; en bref, d'en faire la théorie en inventant de nouveaux concepts pour décrire, représenter et expliquer l'objet complexe dans un langage pertinent et par un ensemble cohérent d'énoncés qui rendent compte des relations nécessaires entre ses éléments constitutifs.

Sans doute, a-t-on toujours reconnu la fonction heuristique des théories dans la pensée de l'agir, qu'elles aident dans la compréhension de la réalité et qu'elles guident. Mais la même réalité peut être perçue et interprétée diversement : une théorie n'est qu'une lecture parmi d'autres, également plausibles, des manifestations concrètes de l'objet-stratégie. Leur ensemble constitue donc un stock d'informations parmi lesquelles le politique et le stratège pourront choisir, selon leurs critères de jugement personnels, les données qui leur semblent s'imposer en raison à la pensée de leur agir hic et nunc ; c'est-à-dire, les éléments qui fondent leurs décisions et, plus généralement, leur doctrine. Pas de doctrine sans théories préalables. Prescriptive et normative, la doctrine ne peut choisir ses axiomes et énoncés qu'en les extrayant de l'information fournie par les théories qui, elles, décrivent et expliquent la réalité. Toute doctrine est élection et fixation d'une pensée de l'agir formée en exploitant l'information proposée par la pensée théorique.

La coupure praxéologique constatée après 1945 induisait à valoriser cette fonction traditionnelle de la théorie, la nouvelle stratégie exigeant la formulation de doctrines à la fois plus rigoureuses et plus prudentes que par le passé. Pour les raisons que j'ai dites, on ne pouvait plus se contenter d'extrapoler, en quelque sorte, la théorie de la guerre qui, si elle conservait sa validité, n'était plus qu'un cas particulier d'une théorie de la stratégie englobante, comme la physique newtonienne "s'inscrit" dans l'einsteinienne. Clausewitz, indépassable dans le discours de la guerre, devait être néanmoins dépassé dans le déploiement d'un discours de la stratégie dont la guerre n'est plus qu'une phase dans le spectre des états de conflit.

Que la vaste entreprise de théorisation lancée dans les années 50 n'ait réussi, jusqu'à maintenant, qu'à produire des fragments, des isolats de théorie mal raccordés entre eux, que la théorie générale de la stratégie - que j'ai nommée stratégique - reste à édifier et que le chantier stratégique demeure ouvert, cela ne doit pas nous interdire d'admirer l'effort intellectuel et la production théorique des quarante dernières années. Effort et production manifestés par la succession des doctrines : elles n'ont pu se former, pour tenir compte des changements intervenus dans les déterminations ou facteurs de la stratégie, qu'en exploitant l'information de base et les méthodes - la boîte à outils - fournies par les théories.

 

Le stratégiste et le passage du dire au faire

L'extension et la production intensive du chantier stratégique ne furent rendues possibles que par l'événement sociologique évoqué plus haut : pour la première fois, des stratégistes ont été directement impliqués dans les conceptions, computations et décisions des stratèges professionnels. Dans des organismes d'études et de recherches rattachés au système militaire, dans les universités, les laboratoires et l'industrie, dans les nombreux bureaux d'étude qui n'ont cessé de se multiplier, stimulés par la demande des armées, les experts des sciences dures et molles ont été attirés, à la fois, par l'intérêt intellectuel des problèmes inter et trans-disciplinaires de la nouvelle stratégie et par les financements étatiques.

ces stratégistes - et c'est là un fait capital - ne pensent plus sur l'action, comme naguère, mais ils s'inscrivent, selon leur compétence, dans le système des actants qui leur est désormais ouvert. S'ils ne sont pas statutairement des décideurs, leurs analyses théoriques et conseils d'experts les associent si étroitement aux militaires et politiques qu'ils influencent leurs évaluations et décisions. Dans la pratique, leurs interventions de consultants mandatés et souvent irremplaçables opèrent comme de "petites décisions" et contribuent directement à élaborer la pensée de l'agir collectif. Ils peuvent tenir ce rôle nouveau parce que - et c'est là un changement radical dans les statuts respectifs des stratèges et des stratégistes - ceux-ci bénéficient de l'information, même classifiée, circulant au sein du système politico-militaire. Accéder à cette information réelle était le préalable nécessaire à la validité de leurs expertises. Information souvent limitée aux données indispensables pour résoudre leur problème particulier, mais qui devait également permettre, à leurs propositions, d'être compatibles avec la ligne générale de la pensée de l'agir, avec la doctrine du moment.

La contribution de ces intellectuels de la défense fut et demeure considérable, voire déterminante dans la stratégie des moyens : les capacités d'innovation et d'invention des armements (stratégie génétique) sont, plus que jamais, à la mesure des potentiels scientifiques et technologiques nationaux. Plus faible nécessairement, mais non nulle, à la stratégie opérationnelle, la contribution des stratégistes s'avéra souvent décisive aux étages supérieurs de la structure politico-stratégique : on sait ce que les théories et les doctrines de la stratégie et de la dissuasion nucléaires et celles de leurs rapports avec la politique, celles de l'Arms control, de la riposte graduée, de la gestion des crises, de l'utilisation optimale des ressources, etc. doivent aux pionniers Brodie, Kahn, Wohlstetter, Schelling, Liddell Hart, Beaufre, et à leurs successeurs. C'est aux stratégistes extérieurs que l'on doit le principal des recherches méthodologiques, du corps de concepts et des principes généraux sur lesquels s'est édifiée la nouvelle pensée de l'agir stratégique17.

L'entrée dans l'âge nucléaire a donc marqué une bifurcation dans la généalogie de la stratégie. Une coupure praxéologique sans précédent a induit une coupure épistémologique si radicale qu'il fallait renouveler la problématique d'un objet-stratégie ayant tellement changé de nature et de dimensions qu'il ne fallait rien de moins que la mobilisation de toutes les ressources intellectuelles pour comprendre les mécanismes de la nouvelle pensée de l'agir, et pour en définir les conditions de rationalité. Grâce à la symbiose, définitive, entre les professionnels et les académiques, et à leur travail de théorisation commun, la pensée stratégique a gagné beaucoup sur l'irrationnel ; cela, au point de déprécier à l'excès les pesanteurs des idées reçues et de sous-estimer les risques pris à négliger, dans des situations concrètes et toujours contingentes - dans la guerre du Vietnam, par exemple - les incertitudes inhérentes à toute dialectique conflictuelle.

Faire de la pratique collective un objet de raison et passer du local au général furent constamment, depuis la Renaissance et malgré les empiristes, le vœu avoué des politiques et stratèges qui ne se dissimulaient pas, pour autant, la nature contingente de l'agir. Faire la part des incertitudes, mais savoir les identifier dans leur nature et leur origine, savoir évaluer leur puissance d'affect dans les computations et décisions, c'est à cela que les théories de la pratique se sont toujours exercé. Mais cette recherche a éclairé, cruellement, les carences des boîtes à outils héritées. Conceptualiser et théoriser la pensée de l'agir collectif devait donc induire à faire - ébaucher plutôt - la théorie de la théorie dans le moment même où l'ancienne philosophie de la connaissance se déployait dans les épistémologies des diverses sciences. C'est sans doute par ce changement d'ordre, dans les opérations de l'intellect appliqué à l'agir, que nous mesurons le mieux le chemin parcouru depuis les années 50. Mais ce progrès n'était concevable et possible que par l'alliance des professionnels de la stratégie et les chercheurs extérieurs, experts en connaissance de l'Homme. Il fallait que les meilleurs esprits, cantonnés jusqu'alors dans le discours sur l'action, dans le dire, consentissent à s'impliquer avec bonne conscience dans le discours de l'agir, dans le faire.

Discours de l'agir fragmenté et arborescent : la pensée stratégique se déploie et se distribue, aujourd'hui, entre tous les étages de la structure politico-militaire. Comme leurs associés professionnels, les stratégistes pensent l'agir à "leur niveau de compétence". Le physicien Herman Kahn théorise la guerre thermonucléaire et le processus d'escalade qui y conduit ; le politologue Kissinger s'installe d'emblée à l'interface entre la stratégie nucléaire et la politique, et Brodie, expert en stratégie maritime, dans la stratégie générale militaire modifiée par la "bombe" ; l'économiste Schelling introduit le marchandage dans la dialectique conflictuelle et l'Arms Control ; etc. Ces quelques exemples sont très caricaturaux, les intéressés n'hésitant pas, à l'occasion, à s'aventurer hors de leur créneau naturel de pensée. Mais ils sont indicatifs des pentes intellectuelles et des domaines de recherche privilégiés qui ont déterminé la contribution des divers stratégistes à la pensée de l'agir contemporaine.

Observons que ce partage des rôles, nécessaire pour que soit couvert l'espace entier de la problématique stratégique, n'est pas nouveau. On peut l'observer chez les militaires théoriciens : Jomini et Clausewitz ont voulu dire la guerre considérée dans toutes ses dimensions ; mais, l'œuvre du premier privilégie nolens volens la stratégie opérationnelle, et celle du second l'interface politique-guerre. Sans doute, protesteraient-ils contre une lecture aussi abusivement réductrice, mais n'est-ce pas ainsi qu'ils ont été perçus, depuis, et utilisés par les praticiens pressés et les lecteurs mal informés sur les détours de la pensée théorisante ? On pourrait multiplier les exemples et montrer ainsi les limites - et leurs raisons - des plus grandes œuvres de la pensée stratégique, qui n'en méritent pas moins notre admiration. Cette critique serait du plus haut intérêt pédagogique là où l'on enseigne la stratégie, et un utile rappel des apprentis, et des autres, à la nécessaire humilité de l'esprit.

 

Un bilan contrasté

Ne cédons pas au triomphalisme que semble autoriser ce qui précède. L'effervescence intellectuelle ne s'accompagne pas nécessairement de la bonne foi et d'un grand souci de rigueur. La surabondance de la littérature n'est pas une garantie de qualité pour le débat qui, ici et là, mobilise les citoyens sur les questions de défense. Bien que les enjeux et les risques de l'agir stratégique soient immenses, ils sont souvent obscurcis, voire dévoyés, par les intérêts corporatifs et bureaucratiques ou ceux des groupes de pression. N'en soyons pas scandalisés : c'est là un obstacle épistémologique constant au savoir objectif sur les réalités de la pratique stratégique.

La pensée de l'agir ne peut être innocente dès lors que les problématiques, les énoncés théoriques et propositions doctrinales sont, par nature, déterminés par les projets politiques, eux-mêmes surdéterminés par des idéologies plus ou moins explicites et intolérantes. L'esprit positif ou d'objectivité cède trop souvent à l'esprit partisan : le cosmopolitisme et le nationalisme outranciers sont invincibles, comme le pacifisme et l'antimilitarisme invétérés. La raison politique et stratégique se défend moins bien que M. Teste contre "la bêtise" des sectateurs de tout poil incapables de fonder leurs critique des stratégies déclarées sur autre chose que des sensibilités ou des obédiences passionnelles. L'authentique pensée stratégique est ainsi travestie et dévoyée de ses fins rationnelles par des argumentaires d'autant plus mutilants et péremptoires qu'ils s'érigent en instruments de combat politique et politicien. A quoi s'ajoute la critique, aussi peu justifiée, des lobbies qui prétendent défendre leurs intérêts économiques et financiers en excipant de raisons opportunes qui s'accommodent mal de la logique politico-stratégique.

On aurait tort, toutefois, de récuser l'utilité, pour la pensée de l'agir collectif, de ces discours polémiques et de leur critique sommaire des stratégies décidées. Aussi peu fondés et rigoureux qu'ils soient, leur puissance d'éveil et de contestation virulente s'avère si forte, dans l'opinion mal informée, que leurs thèses soumettent les théories et doctrines construites à la toujours nécessaire épreuve de validité et de robustesse. Elles les induisent à l'auto-critique, les contraignant à mieux identifier les êtres stratégiques pris en compte dans le travail de théorisation, à affiner leurs concepts et à vérifier que les opérations intellectuelles et physiques de la pratique collective respectent les principes de l'agir stratégique et les règles de sa grammaire et de sa logique spécifiques.

A cette pensée de combat, il faudrait ajouter la foisonnante production des innombrables commentateurs, compilateurs, amateurs et suiveurs de toutes origines qui encombrent la littérature stratégique contemporaine. Orbitant autour du système politico-militaire et des organismes de recherche patentés, proliférant en exploitant l'effet de mode, méconnaissant les exigences et les contraintes de l'agir faute d'information et de formation, leur production profuse et redondante étouffe, chez le lecteur non averti, celle des authentiques inventeurs et créateurs qui ont fait et font la stratégie de notre temps. En fin d'analyse, ceux-ci sont moins nombreux que le donneraient à croire les abondantes références bibliographiques des mémoires et thèses universitaires. plaignons les téméraires qui, dans une centaine d'années, se hasarderont à éditer les anthologies de la stratégie...

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"En cette matière, le maître redevient apprenti." Hölderlin connaît la difficulté d'être du poète voué à nommer les choses pour dévoiler "l'Esprit de la Nature". Nommant Bonaparte, il dit la difficulté du dire et du faire avec les armes, avec et contre les Autres. Il annonce la difficulté d'être de notre génération qui, depuis un demi-siècle, a tenté d'approcher l'esprit de la stratégie ; et cela, sans cesser de penser stratégiquement pour résoudre les redoutables problèmes de la coexistence conflictuelle de nos sociétés en mutation.

Jamais, sans doute, ne fut plus forte la tension entre le dire et le faire, entre savoir et pouvoir. Il fallait comprendre et agir ; mais agir sans avoir toujours le temps de comprendre, sous la pression d'événements accélérés qui, s'ils étaient un puissant excitant pour l'intellect, le trouvaient souvent désarmé.

C'est pourquoi la pensée stratégique ne fut jamais aussi inventive, et sa production aussi riche, même si elle mêle le pire au meilleur. Les maîtres sont conscients, comme toujours, de n'être pas sortis d'apprentissage. Mais qui douterait que leurs travaux, sur un chantier qui ne fermera jamais, marqueront un temps fort dans la généalogie de la stratégie ?

 

 

Notes:

17 Je dis "le principal" pour tenir compte du fait que la littérature stratégique ouverte fut produite par des experts non tenus au devoir de réserve des professionnels. Les recherches méthodologiques et théoriques des militaires, aussi déterminantes qu'elles aient été, n'ont pas bénéficié de la publication et demeurent généralement méconnues sauf, précisément, des experts civils qui les ont souvent utilisées...