Sociologie de la pensée stratégique
Le
stratège et le stratégiste
Dire :
"la pensée stratégique", c'est s'installer dans l'ambiguïté.
L'expression, aussi usuelle aujourd'hui que le fut longtemps "pensée
militaire", couvre deux modes de l'activité intellectuelle, deux classes
de représentations et de transformations mentales. Confusion explicable :
dans les deux cas, le travail de l'intellect porte sur un objet commun, qu'il découpe
dans la profusion des phénomènes manifestant l'existence des individus et des
sociétés : l'action collective finalisée, conçue et conduite en milieu
de conflit. Mais si les deux ensembles d'opérations de l'esprit intériorisent
le même objet - stratégie et informent le même matériau d'œuvre, ils procèdent
de nécessités et sont gouvernés par des finalités différentes.
D'une
part, en effet, le stratège stricto sensu, engagé dans l'agir ;
le praticien qui, selon sa compétence et sa fonction dans le système actif -
l'appareil étatico-militaire - participe à l'entreprise collective et
contribue à son développement orienté vers le but futur. Immergé dans la durée
de l'action, son activité mentale est celle d'un opérateur motivé par une fin
déterminée et requis de penser la conduite effective de l'agir en traitant une
information vivante.
D'autre
part, non plus dans mais à côté de l'agir, le stratégiste non-agissant dégagé
de toute responsabilité immédiate dans l'entreprise collective qui n'est, pour
lui, qu'un objet de connaissance. Il ne l'approche que de l'extérieur, en
observateur plus ou moins expert. N'étant pas directement impliqué dans l'agir
et peut-être indifférent à son succès, il travaille sur une information morte :
les événements, faits et phénomènes de toute nature qui ont traduit, dans
les transformations effectives des systèmes socio-politiques, les calculs et décisions
du praticien. Il tente de penser la pensée du stratège et son matériau de
pensée ne peut être l'agir, mais son résidu tangible, sa trace
observable dans l'espace-temps géohistorique et dans les changements d'état de
la matière sociopolitique : l'action.
Stratège
et stratégiste ne pensent donc pas identiquement leur objet commun. Pour le
premier, la stratégie-en-acte trouve son sens dans son but, et dans l'exercice
d'un vouloir et de pouvoirs dirigés vers cette fin. L'agir stratégique procède,
en chaque instant, des opérations de la raison praticienne ; du travail de
l'entendement, du jugement et de l'imagination créatrice appliqués à problématiser,
évaluer, calculer, comparer, et à choisir la solution optimale parmi les
solutions concevables du problème concret et local posé par la poursuite du
but. solution que l'actant estime "la meilleure" eu égard à des critères
de choix que lui suggèrent les données de situation politico-stratégiques, la
nature du but fixé, les voies-et-moyens pertinents offerts dans le moment, ses
degrés de liberté dans le jeu de ses interactions avec les Autres. La pensée
du stratège se résume donc dans ces computations, et dans les décisions qui
les achèvent et les relancent à la fois. Sa production intellectuelle se
manifeste dans les opérations physiques des systèmes militaires qu'elle déclenche
et pilote, dans les transformations du système de systèmes politico-stratégiques,
dans la dialectique des volontés antagonistes et/ou coopérantes.
Le
stratégiste ignore, lui, la pression des Autres, la tension des volontés et le
stress de la décision responsable impliquant une prise de risques. Sa pensée
est libre et sans conséquences pratiques immédiates. Elle trouve son sens dans
la représentation plausible et l'analyse critique de la production du stratège.
Il en propose une explication probable, construit des théories descriptives de
l'agir dont il tente de reconstituer la trajectoire réelle en interprétant
l'information fournie par l'observation d'une action échue ou, au mieux, en
cours d'exécution. C'est bien là ce qui différencie les statuts du stratège
et du stratégiste : leurs pensées et productions respectives ne
s'inscrivent pas dans la même temporalité. Le temps de la pensée rétrospective
sur l'action n'est pas celui, réel, de la pensée de l'agir ;
le temps du dire ne peut coïncider avec celui du faire. Le stratège épouse la
flèche du temps qui le projette dans le futur : computation et décision
ont pour objet de construire l'avenir ; de réaliser, à partir de l'état
de choses existant et par une transition de phase voulue, un autre état de
choses porté par l'imaginaire. Le stratégiste est tenu à la rétrospection,
à une posture intellectuelle parente de celle de l'historien : il vient
après, comme le philosophe de Hegel, "l'oiseau de Minerve qui se lève
toujours au crépuscule". l'explication est reconstitution aléatoire et nécessairement
simplificatrice. l'analyse critique des faits et événements passés tente de
restituer, par induction plus ou moins aventurée sur les fragments d'une
information imparfaite, ce qui fut la vérité du stratège oeuvrant. Jomini et
Clausewitz ne se veulent pas historiens, mais ils tentent de reconstituer le
cheminement mental de Napoléon à partir de sa trace discernable dans les
monographies de ses campagnes. Ce faisant, ils se hasardent, dans l'univers des possibles
mentaux du stratège, avec moins de certitudes que Cuvier dans celui des
possibles paléontologiques, quand il reconstruit le squelette d'un dinosaure
sur une vertèbre ou un maxillaire...
La
pensée de l'agir collectif
Discursif
ou formalisé en algorithmes logico-mathématiques, le discours et le langage du
stratégiste théoricien ne peuvent donc proposer que des modèles, nécessairement
réducteurs, de la pensée du stratège actant. Réduction déformant d'autant
plus la réalité que la pensée théorisante s'exprime, sur la même action
collective observable après-coup, dans les divers discours cloisonnés de
"penseurs" individuels seuls devant la page blanche. Les expertises
personnelles portent sur le contour apparent d'une action fixée dans sa
figure historique, dont elles privilégient quelques aspects ou accidents
morphologiques, ces choix étant déterminés par la culture stratégique et les
tropismes intellectuels de chacun. Aucun expert extérieur n'est en mesure de
reconstituer, dans sa totalité dynamique, la pensée de l'agir, qui est une
pensée à la fois éclatée et intégrée puisque l'agir stratégique est
collectif ; puisque les véritables actants ne sont pas des individus mais
les systèmes militaires et les systèmes englobant que ceux-ci constituent avec
les instances politiques.
Certes,
la pensée de l'agir est celle du chef, de la tête responsable de
l'entreprise collective, qui la conçoit dans ses lignes générales et la
conduit dans son ensemble. Mais elle est également et simultanément
celle de toutes les têtes qui, à tous les étages de décision et d'exécution
de la machine politico-militaire, démultiplient et fragmentent, en conceptions,
computations, décisions et opérations physiques élémentaires, la pensée
origine et directrice de l'instance suprême. Et les résultats effectifs de ces
pensées de l'agir local, ceux des opérations physiques qu'elles déclenchent,
rétro-agissent, négativement ou positivement, sur les pensées
"amont". Tous ces processus de bouclage intellectuel
"remontent" jusqu'au cerveau du chef, qui les intègre pour relancer
l'agir par une nouvelle computation et une nouvelle décision modifiant, le plus
souvent, sa pensée directrice première.
Pensée
éclatée, parce que l'information circulante et les transformations énergétiques,
qui déterminent le fonctionnement finalisé du système politico-militaire, se
décomposent à tous les niveaux de décision-exécution élémentaires
constitutifs du système complexe. Pensée intégrée parce qu'existe toujours
une instance suprême mandatée pour concevoir et piloter l'agir collectif en récapitulant
les pensées locales. la pensée de la pratique est donc structurée par
l'organisation modulaire du système et par le réseau de
liaisons-communications reliant ses multiples éléments. Ceux-ci définissent
autant de têtes tenant leur partie, à leur place et selon leur fonction, dans
la pensée d'un agir orchestré. Napoléon avait à la fois raison et tort de
dire "qu'une armée n'est rien que par la tête" : raison, s'il
songeait à la fonction d'intégration qu'assume la pensée du chef ; mais
tort parce que sa formule, trop radicale, négligeait le nécessaire éclatement
de l'agir collectif en agirs locaux et évacuait les effets récursifs, sur la
pensée originelle du chef, des pensées d'une multitude de subordonnés qui,
jusqu'au combattant individuel, ne sont pas de simples exécutants mais aussi
des décideurs. Les nombreuses erreurs de ses maréchaux, souvent lourdes de
conséquences pour l'entreprise, auraient dû le prévenir contre une vision
trop réductrice de la nature et des mécanismes du cerveau collectif, du
système de têtes indissociables opérant dans l'agir stratégique.
Aujourd'hui,
la pensée de l'agir est encore plus éclatée qu'au temps de Napoléon - encore
que l'invention du système divisionnaire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle
(la division mixte étant le premier module toutes armes) ait déjà compliqué
l'organisation et l'emploi d'armées désormais très différentes des armées-blocs
antérieures. Depuis l'entrée dans l'âge industriel, tout conspirait déjà à
accentuer la fragmentation de la computation et à multiplier les décisions élémentaires
au sein de systèmes politico-militaires que la diversité croissante des
armements obligeait à découper en unités tactico-techniques de plus en plus
différenciées fonctionnellement. Conjointement, l'intégration de ces modules
primaires en modules complexes et en nouveaux commandements opérationnels (armée,
groupe d'armée et Front, groupements tactiques et interarmées, task-forces,
etc.) palliait les inconvénients évidents de la démultiplication de la
"pensée du chef" en innombrables pensées. Depuis le second conflit
mondial, le progrès scientifique et technique a accéléré cette double évolution
des systèmes militaires, toujours plus compliqués physiquement et induisant
des processus de computation et de décision de plus en plus éclatés et
complexes13.
La
pensée de l'agir collectif est atomisée par la multiplication des
organismes, de plus en plus spécialisés, requis pour concevoir et conduire la
stratégie des moyens et la stratégie opérationnelle.
La
programmation des armements et la planification stratégique sont les produits,
parmi d'autres, de la pensée stratégique pratique. Certes, elles s'inscrivent
dans un cadre général et sont déterminées par les grandes orientations que définit
l'instance suprême, le politique. Mais ces larges idées de manœuvre
stratégiques sont souvent contrariées par les implications de la multitude de petites
décisions prises en aval, par les états-majors et les bureaux de ce
qu'Eisenhower nomma le complexe militaro-industriel. Sans épouser tous les
griefs et suivre les procès d'intention, souvent polémiques, adressés généralement
aux lobbies, et sans les soupçonner d'oublier l'intérêt collectif pour ne céder
qu'aux particuliers, les organismes de recherche et de réalisation des
armements, et les bureaux d'études des états-majors militaires évaluent,
calculent et proposent des éléments de décision fondés sur leurs critères
spécifiques d'efficacité tactico-technique et opérationnelle. Rien n'est plus
normal ; mais ces experts, trop souvent cloisonnés, bénéficient des
privilèges exorbitants que leur confère le monopole d'une compétence
scientifique, technique ou militaire difficilement contestable, sur leur
terrain, par le stratège généraliste et le politique. Ceux-ci inclinent donc,
intellectuellement, à accepter les propositions des experts ; elles acquièrent,
dans la pratique, le statut de décisions locales dont la somme influence nécessairement,
et par récursion, la pensée des décideurs amont. de nombreux systèmes
d'armes et leurs doctrines d'emploi ont été acceptés sans être passés par
le filtre de la critique amont. Ils procèdent d'un processus cumulatif de
petites décisions si bien liées et justifiées, par les exigences et
contraintes techniques et opérationnelles, que, indiscutables dans leur logique
particulière, leur nécessité peut s'imposer aux instances de décision suprêmes
et infléchir abusivement la stratégie générale militaire et la politique de
défense. Seules, les contraintes économiques et financières peuvent alors
intervenir, ultimes et incontournables critères de choix, pour rétablir un
semblant de rationalité.
Sans
doute prête-t-on, aujourd'hui, autant d'attention aux effets pervers des
"petites décisions" parce qu'elles sont manifestes, et lourdes de
conséquences financières, dans la stratégie des moyens des puissances
majeures bénéficiant de grandes capacités scientifiques et technologiques ;
parce que, en temps ordinaire - temps de paix ou de crise ne débouchant pas sur
la guerre ouverte - la programmation des armements, assortie de stratégies déclaratoires
et de stratégies développées dans le virtuel (dissuasion nucléaire),
constitue l'essentiel de la stratégie générale militaire. Certes, les crises
régionales doivent, parfois, être dénouées par l'épreuve de force, par la
guerre limitée, au moins dans ses buts - comme on vient de le voir dans la
guerre du Golfe. La stratégie opérationnelle réelle reprend alors ses droits,
pour un temps. La pensée de la pratique stratégique se plie aux catégories
classiques de la pensée d'un agir opérationnel servant, comme toujours, des
fins politiques contingentes. Comme toujours, cet agir est une épreuve de vérité
- de pertinence - pour la stratégie des moyens ayant produit les systèmes de
forces et d'armes engagés. Cependant, à notre époque de prépondérance du
facteur technique, c'est encore la stratégie des armements qui a le dernier mot
au point que, même en temps de guerre, elle surplombe de haut non seulement la
stratégie opérationnelle dans le duel armé, mais aussi, en amont, la stratégie
générale militaire14.
Ainsi,
ce que le militaire a toujours su par l'expérience du commandement au sein d'un
système hétérogène, ce que l'on n'a cessé de dénoncer comme un caractère
pernicieux de la stratégie des moyens, devraient nous garder de réduire
"la pensée stratégique" à l'activité intellectuelle des instances
suprêmes et de leurs conseils. Il est vrai que l'histoire politique et
militaire a toujours exalté la geste des protagonistes de génie, crédités
abusivement du savoir et du pouvoir absolus qui sont ceux de l'inventeur
et du créateur individuels devant leur matériau d’œuvre. Il est vrai également
que, pour être collective, une entreprise politico-stratégique est toujours
placée, au moins nominalement, sous la conduite d'un chef assumant la
responsabilité de son succès comme celle de son échec. Si, selon Napoléon,
"à la guerre, un grand désastre désigne toujours un grand
coupable", nous savons bien que celui de 1940 est imputable autant à la médiocrité
de l'instrument militaire qu'aux carences intellectuelles des hommes en charge
des armées. Plutarque n'a pas raison : penser stratégiquement n'est pas
un privilège régalien. Concevoir, préparer et conduire l'agir sont les
attributs communs, statutaires en quelque sorte, de la multitude des
"grands" et "petits" praticiens dont les fonctions élémentaires
sont également nécessaires, et entre lesquels se distribue le travail de l'esprit-en-acte.
Le politique, le militaire, l'ingénieur, l'économiste, le généraliste comme
l'expert dans les spécialités les plus "pointues", tous sont également
impliqués dans un même agir. A la fois décideurs et exécutants à leur place
dans la structure politico-stratégique, tous pensent stratégiquement. Etablir
un ordre d'opération pour une grande ou une petite unité, réaliser un système
d'armes, délibérer au sein d'un conseil de défense, rédiger l'exposé des
motifs d'une loi de programme ou un règlement de manœuvre, établir le budget
des armées ou planifier la production d'un arsenal, préparer un thème
d'exercice sur le terrain ou un cours de tactique dans une école, etc., sont
autant d'actes intellectuels dont la somme - l'intégration, plus exactement - détermine
les conditions et les modalités d'un agir collectif globalement finalisé.
Tous
ces actants pensent stratégiquement parce que leurs opérations mentales se
soumettent aux mêmes catégories de la pensée - que j'ai évoquées plus haut.
Tous utilisent le même langage, le même corps de concepts définissant l'objet-stratégie
dans son ensemble et ses éléments. Toutefois, dans la totalité dynamique de
l'agir collectif, chacun découpe son agir local et ses praxèmes élémentaires
selon sa fonction dans le système. Il doit donc penser en utilisant des catégories
plus "fines" et des concepts particuliers, moins extensifs, que ceux,
très généraux, employés par les actants opérant aux "étages" supérieurs
du système. Par exemple, l'Autre est l'État adverse pour le politique, l'unité
qu'il combat pour le chef militaire. Celui-ci pense dans le temps court, et le
stratège suprême dans le temps long de la prospective. Les concepts spécifiques
de la tactique sont découpés dans ceux, englobants, de la stratégie opérationnelle,
etc. Toutefois, ces divers ordres de catégories et de concepts
s'articulent et sont reliés dans des ensembles structurés qui garantissent
leur compatibilité, ainsi que la cohérence des pensées élémentaires des
actants et la synergie de leurs praxèmes.
Éclatée
et intégrée, encore et encore éclatée et intégrée dans un processus
continu qui traverse et excite le champ mental de tous, la pensée de la
pratique stratégique se manifeste comme une pensée complexe et
buissonnante. Elle distribue, ordonne et relie ses pensées élémentaires
en se modelant sur l'organisation hiérarchisée, elle-même buissonnante, du
système politico-militaire. Elle se constitue par et s'objective dans le
traitement de l'information qui irrigue celui-ci en circulant de l'amont vers
l'aval, et retour - avec des liaisons et communications transverses ou latérales
et des bouclages de récursion - dans le réseau à la fois multipolaire, hiérarchisé
et maillé des centres de conception, computation et décision qui
constituent le système. Chacun de ces centres a son mot à dire dans le
discours globalisant de l'agir collectif ; cela, selon sa fonction et sa
position relative dans une structure qui détermine de multiples niveaux de
complexification dans la pensée de la pratique, l'intégration des pensées décomposées
à un niveau inférieur étant réalisée à l'étage supérieur.
Tout
se passe donc comme si la pensée de l'agir collectif, "totalisation
totalisante" de pensées individuelles, était le produit d'un cerveau
unique ; d'un macro-système psychique dont les neurones
seraient les multiples cerveaux des actants ; les synapses, les connexions
établies par le système de liaisons et communications reliant ces centres de
pensée ; les échanges d'information entre ceux-ci, et les excitations
qu'ils y provoquent, s'identifiant aux transits et aux interactions des pensées
élémentaires dans le réseau de canaux que dessine la structure maillée du
système politico-militaire.
Pensée
de l'agir et doctrine
Encore
faut-il que le travail de ce macro-cerveau, à la fois unitaire et complexe,
soit assez puissamment intégrateur pour instaurer et maintenir l'unité de la
pensée collective, condition nécessaire à l'unité d'action du système
politico-militaire dans l'accomplissement de ses finalités globales. L'unité
d'action du Tout signifie la synergie de ses éléments ; donc, la
convergence de leurs pensées particulières, de leurs computations et décisions.
Cela implique que leurs opérations mentales traitent une information claire et
univoque sur l'agir collectif ; que tous les actants utilisent un outillage
intellectuel homogène et cohérent, qui les préserve des dérives sémantiques
et des erreurs dans leur traitement local de cette information.
Or
cette exigence se heurte aux obstacles praxéologiques qui caractérisent toute
action collective : par souci d'efficacité immédiate, chacun des actants
incline à énoncer et à résoudre en priorité son problème personnel ;
à réduire les données de situation à celles qu'il perçoit ; à traiter
d'abord son information utile dans l'espace et le temps bornés de son agir élémentaire.
En bref, chacun est induit à concevoir, calculer et décider sous la pression
de la contingence locale, selon les seuls critères de jugement que lui suggèrent
sa compétence limitée et les conditions de son efficacité dans un domaine
d'agir découpé dans celui de l'agir collectif, et plus ou moins isolé.
Ces
"frictions", dirait Clausewitz, provoquent donc des dysfonctionnements
dans le cerveau intégré. Les dérives des pensées individuelles, les pertes
de sens de l'information circulante introduisent d'inévitables divergences
entre les computations et petites décisions locales et la ligne générale
de la pensée collective. Tendances centrifuges, encore accentuées par la fréquente
indiscipline intellectuelle et par les écarts du génie en rébellion contre la
pensée moyenne du collectif.
Il
faut donc qu'une pensée unitaire et unifiante anticipe et corrige préventivement
les aléas de la pensée éclatée ; que, quelque part dans le système,
une pensée générale récapitule, contrôle et ordonne les savoirs accumulés
par les expertises élémentaires ; que, consciente des exigences et
contraintes de toute pensée locale, elle détermine les conditions de leur cohérence.
De là, un ensemble de grandes décisions fixant les orientations
politiques, l'idée de manœuvre de la stratégie générale militaire, les
principes directeurs et règles de conduite imposés à tous pour que l'agir
collectif se développe aussi rationnellement que possible, selon son économie.
Pensée régulatrice, assez puissante et claire dans son expression pour
s'imposer aux velléités d'autonomie des individus. Pensée régalienne et législatrice,
qui ne peut se constituer qu'au "sommet" du système
politico-militaire, au niveau de l'instance politique et de ses conseils civils
et militaires.
Il
s'agira donc, d'abord, de définir la contribution de la stratégie militaire à
la politique étatique ; puis les buts stratégiques assignés au système
militaire comme moyens des fins politiques ; ensuite, les grandes classes
de forces armées et les systèmes d'armes, assortis de leurs conditions et
modalités d'emploi probables dans les configurations prévisibles du système
interétatique et le spectre des conflits concevables avec les Autres. Réciproquement,
à ce niveau de computation et de décision - interfaces politique, stratégies
intégrale et générale militaire - on déterminera la contribution des activités
et ressources nationales à la réalisation et à la préparation de l'outil
stratégique. Ces évaluations actuelles et prévisionnelles, ces jugements et décisions
déterminant l'économie générale et la conduite de l'entreprise
politico-stratégique se fondent plus ou moins explicitement sur des présupposés,
des modèles et paradigmes, voire sur des schèmes intellectuels traduisant
l'enracinement des pensées individuelles dans l'héritage d'une culture
stratégique. La pensée globale de l'agir collectif s'exprime ainsi dans un
ensemble d'énoncés et de propositions prescriptives et normatives, qui opèrent
comme autant d'axiomes déterminant, en aval, les pensées élémentaires. Les
instances supérieures pilotant le système attendent, de la diffusion de ces
fondements et principes de l'agir collectif, qu'elle dirige, dans le bon sens,
les pensées individuelles ; qu'elle prévienne les écarts des initiatives
intempestives et assure un contrôle intellectuel garantissant la synergie, l'efficacité
et le rendement optimaux du système. Penser stratégiquement, c'est
inscrire les pensées individuelles éclatées dans une pensée collective intégratrice
et régulatrice, structurée par l'organisation fonctionnelle du système
politico-militaire.
Ainsi
s'édifie et diffuse, dans un langage univoque, le corps de notions, de
concepts, de principes, de règles et de normes constituant la doctrine stratégique
dans laquelle s'inscrit la doctrine militaire. Elles codifient et
institutionalisent la pensée de l'agir collectif dont elles définissent l'esprit.
Nécessairement provisoires, puisque soumises aux variations des déterminations
politiques, sociologiques, économiques, techniques, etc. de la stratégie
militaire, elles portent toujours l'empreinte de l'époque et du tuf culturel
qui nourrit toute pensée praxéologique. Les doctrines se veulent pédagogiques
et contraignantes ; mais, trop dogmatiques ou tatillonnes, elles étouffent
l'initiative qu'imposent les situations contingentes. Trop laxistes ou trop
floues, voire inexistantes, elles abandonnent les actants aux risques de
l'improvisation déréglée. C'est dire que, pour être efficacement persuasive
et régulatrice, la pensée doctrinale doit être réaliste, et concilier les
contraintes de la synergie avec les libertés de l'imagination créatrice.
Equilibre délicat : le dogmatisme des "doctrinaires" est
constamment dénoncé par ceux qui, oubliant les fonctions pédagogique et de
guide qui justifient la doctrine, lui imputent la rigidité et la stérilité de
la pensée stratégique qu'elle fixe trop longtemps sur des schémas et archétypes
ossifiés, récusés par les faits. En outre et dans la mesure où toute
doctrine stratégique se fonde nécessairement, en amont, sur des positions
politiques, elle peut être abusivement contestée, en tant que stratégie,
par tous ceux qui adoptent d'autres axiomes politiques, voire idéologiques15.
Les
textes doctrinaux se sont multipliés depuis le siècle des Lumières dans la
mesure même où s'affirmait, avec l'émergence de la praxéologie, la volonté
de rationaliser l'action : les Instructions de Frédéric II, le règlement
de l'infanterie de 1791, les instructions de Carnot aux généraux de la République,
puis celles de Napoléon dans sa Correspondance avec ses subordonnés -
"il pensait à la fois l'ensemble et le détail", dit Valéry -
traduisaient autant un souci pédagogique que la volonté d'assurer, contre les
aléas de l'exécution, l'économie et l'efficacité d'une pratique collective
clairement définie dans ses finalités du moment. Depuis, cette tendance n'a
cessé de s'accentuer, le champ des doctrines devenant de plus en plus vaste
jusqu'à couvrir le spectre entier des pensées de l'agir depuis la
planification de la stratégie générale militaire - voire de la stratégie intégrale
- jusqu'aux prescriptions de détail réglementant les opérations
tactico-techniques. Complexification et affinement des édifices doctrinaux reflétant,
dans le travail de l'intellect, la complica-tion et le volume croissants des
systèmes militaires sous l'influence du progrès technique et de la
mobilisation des peuples.
Depuis
le début de notre siècle, des sommes de textes doctrinaux se sont ainsi
constituées, chaque doctrine dominante, durant une période plus ou moins
longue, s'édifiant autour d'une idée centrale, d'un modèle ou paradigme
privilégiés. Ainsi, avant 1914, l'esprit de la stratégie allemande réside
dans la manœuvre d'enveloppement (plan Schlieffen) ; celui de la stratégie
française se fonde sur l'offensive à outrance (Grandmaison, plan XVII). Depuis
1945, "la bombe" a déterminé non seulement les stratégies
militaires, mais aussi les politiques générales. Les variations doctrinales,
aux États-Unis (MacNamara, Schlesinger, Brown, etc.) et en URSS (Sokolovsky,
Ogarkov), ont suivi celles des perceptions du risque nucléaire, elles mêmes
influencées par le progrès technique et la course aux armements. Mais, à
l'Ouest comme à l'Est, chaque doctrine stratégique a embrassé et récapitulé
des doctrines particulières : guerres nucléaires centrales et limitées,
dissuasion sanctuarisante et élargie (riposte graduée), stratégies indirectes
et manœuvre des crises, conflits de basse intensité, etc. Elle a été conçue
comme un corpus doctrinal décomposant puis rassemblant, reliant et
organisant, en un tout aussi cohérent que possible, les prescriptions
doctrinales intéressant jusqu'aux petites unités terrestres, maritimes, aériennes.
La pensée de l'agir, de l'amont à l'aval dans la structure politico-stratégique,
fut soumise au principe d'architecture qu'imposait la perception,
variable selon le lieu et le moment, du risque nucléaire.
Gardons-nous
donc de réduire la pensée de l'agir stratégique aux vastes constructions
intellectuelles des plus hautes instances politico-militaire et des théoriciens
d'envergure dont les noms ponctuent la généalogie de la stratégie. sauf à
perdre de vue les exigences et contraintes de l'exécution, qui retentissent nécessairement
sur les conceptions et décisions amont, la pensée stratégique opératoire
doit intégrer la totalité des pensées élémentaires de l'agir local. Si elle
doit "penser l'ensemble", elle doit simultanément "penser le détail"16.
Notes:
13 Voir,
sur ce point, ma postface aux Transformations de la guerre du général
Colin.
14
Le statut prééminent
de la stratégie des moyens est si universellement reconnu qu'on en vient à
juger la validité de la stratégie générale militaire à l'efficacité opérationnelle
des armes produites par la stratégie des moyens. Cette abusive identification
de la partie au tout est évidente, aujourd'hui, dans les conclusions que des
critiques pressés tirent, en France, de notre contribution aux opérations
contre l'Irak. Excipant du rôle tenu par nos forces, de leur faible volume et
du retard technique de nos armes sur celles des États-Unis, les critiques ne se
bornent pas, en bonne logique stratégique, à contester l'adéquation de nos
forces de projection aux buts stratégiques et aux fins politiques de la France
dans l'action extérieure, mais ils remettent en cause notre stratégie générale
militaire et notre politique de défense dans leur ensemble. Ils oublient
que celles-ci se définissent d'abord par leurs fins et leurs buts - comme toute
action ; et que la critique des voies et moyens choisis pour l'une
de ces finalités ne doit pas nécessairement mettre en question la totalité
de celles-ci.
15
Les violentes
attaques lancées contre la doctrine française, depuis les années 60, procédèrent
moins d'une critique rigoureuse et cohérente du "modèle stratégique"
lui-même, que des fervents de l'atlantisme qui, avec une belle constance dans
la polémique partisane, refusaient d'admettre les axiomes politiques
dont découlait logiquement la doctrine : l'autonomie de décision
politique, qui impliquait le refus de l'intégration militaire au sein d'une
alliance trop peu soucieuse objectivement - contrairement à la finalité de
toute alliance - des intérêts particuliers de ses membres.
16 La
critique est donc abusive quand elle dénonce l'inexistence de la "pensée
stratégique" en France, entre les deux guerres mondiales. Pensée pauvre,
certes, puisque lui manquait la haute spéculation sur les relations entre
politique et stratège militaire, sur les stratégies opérationnelle et des
moyens. Néanmoins, penser la tactique générale - l'emploi des armes, comme on
disait alors - c'était déjà penser stratégiquement.