Sociologie de la pensée stratégique

par Lucien POIRIER

 

Le stratège et le stratégiste

Dire : "la pensée stratégique", c'est s'installer dans l'ambiguïté. L'expression, aussi usuelle aujourd'hui que le fut longtemps "pensée militaire", couvre deux modes de l'activité intellectuelle, deux classes de représentations et de transformations mentales. Confusion explicable : dans les deux cas, le travail de l'intellect porte sur un objet commun, qu'il découpe dans la profusion des phénomènes manifestant l'existence des individus et des sociétés : l'action collective finalisée, conçue et conduite en milieu de conflit. Mais si les deux ensembles d'opérations de l'esprit intériorisent le même objet - stratégie et informent le même matériau d'œuvre, ils procèdent de nécessités et sont gouvernés par des finalités différentes.

D'une part, en effet, le stratège stricto sensu, engagé dans l'agir ; le praticien qui, selon sa compétence et sa fonction dans le système actif - l'appareil étatico-militaire - participe à l'entreprise collective et contribue à son développement orienté vers le but futur. Immergé dans la durée de l'action, son activité mentale est celle d'un opérateur motivé par une fin déterminée et requis de penser la conduite effective de l'agir en traitant une information vivante.

D'autre part, non plus dans mais à côté de l'agir, le stratégiste non-agissant dégagé de toute responsabilité immédiate dans l'entreprise collective qui n'est, pour lui, qu'un objet de connaissance. Il ne l'approche que de l'extérieur, en observateur plus ou moins expert. N'étant pas directement impliqué dans l'agir et peut-être indifférent à son succès, il travaille sur une information morte : les événements, faits et phénomènes de toute nature qui ont traduit, dans les transformations effectives des systèmes socio-politiques, les calculs et décisions du praticien. Il tente de penser la pensée du stratège et son matériau de pensée ne peut être l'agir, mais son résidu tangible, sa trace observable dans l'espace-temps géohistorique et dans les changements d'état de la matière sociopolitique : l'action.

Stratège et stratégiste ne pensent donc pas identiquement leur objet commun. Pour le premier, la stratégie-en-acte trouve son sens dans son but, et dans l'exercice d'un vouloir et de pouvoirs dirigés vers cette fin. L'agir stratégique procède, en chaque instant, des opérations de la raison praticienne ; du travail de l'entendement, du jugement et de l'imagination créatrice appliqués à problématiser, évaluer, calculer, comparer, et à choisir la solution optimale parmi les solutions concevables du problème concret et local posé par la poursuite du but. solution que l'actant estime "la meilleure" eu égard à des critères de choix que lui suggèrent les données de situation politico-stratégiques, la nature du but fixé, les voies-et-moyens pertinents offerts dans le moment, ses degrés de liberté dans le jeu de ses interactions avec les Autres. La pensée du stratège se résume donc dans ces computations, et dans les décisions qui les achèvent et les relancent à la fois. Sa production intellectuelle se manifeste dans les opérations physiques des systèmes militaires qu'elle déclenche et pilote, dans les transformations du système de systèmes politico-stratégiques, dans la dialectique des volontés antagonistes et/ou coopérantes.

Le stratégiste ignore, lui, la pression des Autres, la tension des volontés et le stress de la décision responsable impliquant une prise de risques. Sa pensée est libre et sans conséquences pratiques immédiates. Elle trouve son sens dans la représentation plausible et l'analyse critique de la production du stratège. Il en propose une explication probable, construit des théories descriptives de l'agir dont il tente de reconstituer la trajectoire réelle en interprétant l'information fournie par l'observation d'une action échue ou, au mieux, en cours d'exécution. C'est bien là ce qui différencie les statuts du stratège et du stratégiste : leurs pensées et productions respectives ne s'inscrivent pas dans la même temporalité. Le temps de la pensée rétrospective sur l'action n'est pas celui, réel, de la pensée de l'agir ; le temps du dire ne peut coïncider avec celui du faire. Le stratège épouse la flèche du temps qui le projette dans le futur : computation et décision ont pour objet de construire l'avenir ; de réaliser, à partir de l'état de choses existant et par une transition de phase voulue, un autre état de choses porté par l'imaginaire. Le stratégiste est tenu à la rétrospection, à une posture intellectuelle parente de celle de l'historien : il vient après, comme le philosophe de Hegel, "l'oiseau de Minerve qui se lève toujours au crépuscule". l'explication est reconstitution aléatoire et nécessairement simplificatrice. l'analyse critique des faits et événements passés tente de restituer, par induction plus ou moins aventurée sur les fragments d'une information imparfaite, ce qui fut la vérité du stratège oeuvrant. Jomini et Clausewitz ne se veulent pas historiens, mais ils tentent de reconstituer le cheminement mental de Napoléon à partir de sa trace discernable dans les monographies de ses campagnes. Ce faisant, ils se hasardent, dans l'univers des possibles mentaux du stratège, avec moins de certitudes que Cuvier dans celui des possibles paléontologiques, quand il reconstruit le squelette d'un dinosaure sur une vertèbre ou un maxillaire...

 

La pensée de l'agir collectif

Discursif ou formalisé en algorithmes logico-mathématiques, le discours et le langage du stratégiste théoricien ne peuvent donc proposer que des modèles, nécessairement réducteurs, de la pensée du stratège actant. Réduction déformant d'autant plus la réalité que la pensée théorisante s'exprime, sur la même action collective observable après-coup, dans les divers discours cloisonnés de "penseurs" individuels seuls devant la page blanche. Les expertises personnelles portent sur le contour apparent d'une action fixée dans sa figure historique, dont elles privilégient quelques aspects ou accidents morphologiques, ces choix étant déterminés par la culture stratégique et les tropismes intellectuels de chacun. Aucun expert extérieur n'est en mesure de reconstituer, dans sa totalité dynamique, la pensée de l'agir, qui est une pensée à la fois éclatée et intégrée puisque l'agir stratégique est collectif ; puisque les véritables actants ne sont pas des individus mais les systèmes militaires et les systèmes englobant que ceux-ci constituent avec les instances politiques.

Certes, la pensée de l'agir est celle du chef, de la tête responsable de l'entreprise collective, qui la conçoit dans ses lignes générales et la conduit dans son ensemble. Mais elle est également et simultanément celle de toutes les têtes qui, à tous les étages de décision et d'exécution de la machine politico-militaire, démultiplient et fragmentent, en conceptions, computations, décisions et opérations physiques élémentaires, la pensée origine et directrice de l'instance suprême. Et les résultats effectifs de ces pensées de l'agir local, ceux des opérations physiques qu'elles déclenchent, rétro-agissent, négativement ou positivement, sur les pensées "amont". Tous ces processus de bouclage intellectuel "remontent" jusqu'au cerveau du chef, qui les intègre pour relancer l'agir par une nouvelle computation et une nouvelle décision modifiant, le plus souvent, sa pensée directrice première.

Pensée éclatée, parce que l'information circulante et les transformations énergétiques, qui déterminent le fonctionnement finalisé du système politico-militaire, se décomposent à tous les niveaux de décision-exécution élémentaires constitutifs du système complexe. Pensée intégrée parce qu'existe toujours une instance suprême mandatée pour concevoir et piloter l'agir collectif en récapitulant les pensées locales. la pensée de la pratique est donc structurée par l'organisation modulaire du système et par le réseau de liaisons-communications reliant ses multiples éléments. Ceux-ci définissent autant de têtes tenant leur partie, à leur place et selon leur fonction, dans la pensée d'un agir orchestré. Napoléon avait à la fois raison et tort de dire "qu'une armée n'est rien que par la tête" : raison, s'il songeait à la fonction d'intégration qu'assume la pensée du chef ; mais tort parce que sa formule, trop radicale, négligeait le nécessaire éclatement de l'agir collectif en agirs locaux et évacuait les effets récursifs, sur la pensée originelle du chef, des pensées d'une multitude de subordonnés qui, jusqu'au combattant individuel, ne sont pas de simples exécutants mais aussi des décideurs. Les nombreuses erreurs de ses maréchaux, souvent lourdes de conséquences pour l'entreprise, auraient dû le prévenir contre une vision trop réductrice de la nature et des mécanismes du cerveau collectif, du système de têtes indissociables opérant dans l'agir stratégique.

Aujourd'hui, la pensée de l'agir est encore plus éclatée qu'au temps de Napoléon - encore que l'invention du système divisionnaire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (la division mixte étant le premier module toutes armes) ait déjà compliqué l'organisation et l'emploi d'armées désormais très différentes des armées-blocs antérieures. Depuis l'entrée dans l'âge industriel, tout conspirait déjà à accentuer la fragmentation de la computation et à multiplier les décisions élémentaires au sein de systèmes politico-militaires que la diversité croissante des armements obligeait à découper en unités tactico-techniques de plus en plus différenciées fonctionnellement. Conjointement, l'intégration de ces modules primaires en modules complexes et en nouveaux commandements opérationnels (armée, groupe d'armée et Front, groupements tactiques et interarmées, task-forces, etc.) palliait les inconvénients évidents de la démultiplication de la "pensée du chef" en innombrables pensées. Depuis le second conflit mondial, le progrès scientifique et technique a accéléré cette double évolution des systèmes militaires, toujours plus compliqués physiquement et induisant des processus de computation et de décision de plus en plus éclatés et complexes13. La pensée de l'agir collectif est atomisée par la multiplication des organismes, de plus en plus spécialisés, requis pour concevoir et conduire la stratégie des moyens et la stratégie opérationnelle.

La programmation des armements et la planification stratégique sont les produits, parmi d'autres, de la pensée stratégique pratique. Certes, elles s'inscrivent dans un cadre général et sont déterminées par les grandes orientations que définit l'instance suprême, le politique. Mais ces larges idées de manœuvre stratégiques sont souvent contrariées par les implications de la multitude de petites décisions prises en aval, par les états-majors et les bureaux de ce qu'Eisenhower nomma le complexe militaro-industriel. Sans épouser tous les griefs et suivre les procès d'intention, souvent polémiques, adressés généralement aux lobbies, et sans les soupçonner d'oublier l'intérêt collectif pour ne céder qu'aux particuliers, les organismes de recherche et de réalisation des armements, et les bureaux d'études des états-majors militaires évaluent, calculent et proposent des éléments de décision fondés sur leurs critères spécifiques d'efficacité tactico-technique et opérationnelle. Rien n'est plus normal ; mais ces experts, trop souvent cloisonnés, bénéficient des privilèges exorbitants que leur confère le monopole d'une compétence scientifique, technique ou militaire difficilement contestable, sur leur terrain, par le stratège généraliste et le politique. Ceux-ci inclinent donc, intellectuellement, à accepter les propositions des experts ; elles acquièrent, dans la pratique, le statut de décisions locales dont la somme influence nécessairement, et par récursion, la pensée des décideurs amont. de nombreux systèmes d'armes et leurs doctrines d'emploi ont été acceptés sans être passés par le filtre de la critique amont. Ils procèdent d'un processus cumulatif de petites décisions si bien liées et justifiées, par les exigences et contraintes techniques et opérationnelles, que, indiscutables dans leur logique particulière, leur nécessité peut s'imposer aux instances de décision suprêmes et infléchir abusivement la stratégie générale militaire et la politique de défense. Seules, les contraintes économiques et financières peuvent alors intervenir, ultimes et incontournables critères de choix, pour rétablir un semblant de rationalité.

Sans doute prête-t-on, aujourd'hui, autant d'attention aux effets pervers des "petites décisions" parce qu'elles sont manifestes, et lourdes de conséquences financières, dans la stratégie des moyens des puissances majeures bénéficiant de grandes capacités scientifiques et technologiques ; parce que, en temps ordinaire - temps de paix ou de crise ne débouchant pas sur la guerre ouverte - la programmation des armements, assortie de stratégies déclaratoires et de stratégies développées dans le virtuel (dissuasion nucléaire), constitue l'essentiel de la stratégie générale militaire. Certes, les crises régionales doivent, parfois, être dénouées par l'épreuve de force, par la guerre limitée, au moins dans ses buts - comme on vient de le voir dans la guerre du Golfe. La stratégie opérationnelle réelle reprend alors ses droits, pour un temps. La pensée de la pratique stratégique se plie aux catégories classiques de la pensée d'un agir opérationnel servant, comme toujours, des fins politiques contingentes. Comme toujours, cet agir est une épreuve de vérité - de pertinence - pour la stratégie des moyens ayant produit les systèmes de forces et d'armes engagés. Cependant, à notre époque de prépondérance du facteur technique, c'est encore la stratégie des armements qui a le dernier mot au point que, même en temps de guerre, elle surplombe de haut non seulement la stratégie opérationnelle dans le duel armé, mais aussi, en amont, la stratégie générale militaire14.

Ainsi, ce que le militaire a toujours su par l'expérience du commandement au sein d'un système hétérogène, ce que l'on n'a cessé de dénoncer comme un caractère pernicieux de la stratégie des moyens, devraient nous garder de réduire "la pensée stratégique" à l'activité intellectuelle des instances suprêmes et de leurs conseils. Il est vrai que l'histoire politique et militaire a toujours exalté la geste des protagonistes de génie, crédités abusivement du savoir et du pouvoir absolus qui sont ceux de l'inventeur et du créateur individuels devant leur matériau d’œuvre. Il est vrai également que, pour être collective, une entreprise politico-stratégique est toujours placée, au moins nominalement, sous la conduite d'un chef assumant la responsabilité de son succès comme celle de son échec. Si, selon Napoléon, "à la guerre, un grand désastre désigne toujours un grand coupable", nous savons bien que celui de 1940 est imputable autant à la médiocrité de l'instrument militaire qu'aux carences intellectuelles des hommes en charge des armées. Plutarque n'a pas raison : penser stratégiquement n'est pas un privilège régalien. Concevoir, préparer et conduire l'agir sont les attributs communs, statutaires en quelque sorte, de la multitude des "grands" et "petits" praticiens dont les fonctions élémentaires sont également nécessaires, et entre lesquels se distribue le travail de l'esprit-en-acte. Le politique, le militaire, l'ingénieur, l'économiste, le généraliste comme l'expert dans les spécialités les plus "pointues", tous sont également impliqués dans un même agir. A la fois décideurs et exécutants à leur place dans la structure politico-stratégique, tous pensent stratégiquement. Etablir un ordre d'opération pour une grande ou une petite unité, réaliser un système d'armes, délibérer au sein d'un conseil de défense, rédiger l'exposé des motifs d'une loi de programme ou un règlement de manœuvre, établir le budget des armées ou planifier la production d'un arsenal, préparer un thème d'exercice sur le terrain ou un cours de tactique dans une école, etc., sont autant d'actes intellectuels dont la somme - l'intégration, plus exactement - détermine les conditions et les modalités d'un agir collectif globalement finalisé.

Tous ces actants pensent stratégiquement parce que leurs opérations mentales se soumettent aux mêmes catégories de la pensée - que j'ai évoquées plus haut. Tous utilisent le même langage, le même corps de concepts définissant l'objet-stratégie dans son ensemble et ses éléments. Toutefois, dans la totalité dynamique de l'agir collectif, chacun découpe son agir local et ses praxèmes élémentaires selon sa fonction dans le système. Il doit donc penser en utilisant des catégories plus "fines" et des concepts particuliers, moins extensifs, que ceux, très généraux, employés par les actants opérant aux "étages" supérieurs du système. Par exemple, l'Autre est l'État adverse pour le politique, l'unité qu'il combat pour le chef militaire. Celui-ci pense dans le temps court, et le stratège suprême dans le temps long de la prospective. Les concepts spécifiques de la tactique sont découpés dans ceux, englobants, de la stratégie opérationnelle, etc. Toutefois, ces divers ordres de catégories et de concepts s'articulent et sont reliés dans des ensembles structurés qui garantissent leur compatibilité, ainsi que la cohérence des pensées élémentaires des actants et la synergie de leurs praxèmes.

Éclatée et intégrée, encore et encore éclatée et intégrée dans un processus continu qui traverse et excite le champ mental de tous, la pensée de la pratique stratégique se manifeste comme une pensée complexe et buissonnante. Elle distribue, ordonne et relie ses pensées élémentaires en se modelant sur l'organisation hiérarchisée, elle-même buissonnante, du système politico-militaire. Elle se constitue par et s'objective dans le traitement de l'information qui irrigue celui-ci en circulant de l'amont vers l'aval, et retour - avec des liaisons et communications transverses ou latérales et des bouclages de récursion - dans le réseau à la fois multipolaire, hiérarchisé et maillé des centres de conception, computation et décision qui constituent le système. Chacun de ces centres a son mot à dire dans le discours globalisant de l'agir collectif ; cela, selon sa fonction et sa position relative dans une structure qui détermine de multiples niveaux de complexification dans la pensée de la pratique, l'intégration des pensées décomposées à un niveau inférieur étant réalisée à l'étage supérieur.

Tout se passe donc comme si la pensée de l'agir collectif, "totalisation totalisante" de pensées individuelles, était le produit d'un cerveau unique ; d'un macro-système psychique dont les neurones seraient les multiples cerveaux des actants ; les synapses, les connexions établies par le système de liaisons et communications reliant ces centres de pensée ; les échanges d'information entre ceux-ci, et les excitations qu'ils y provoquent, s'identifiant aux transits et aux interactions des pensées élémentaires dans le réseau de canaux que dessine la structure maillée du système politico-militaire.

 

Pensée de l'agir et doctrine

Encore faut-il que le travail de ce macro-cerveau, à la fois unitaire et complexe, soit assez puissamment intégrateur pour instaurer et maintenir l'unité de la pensée collective, condition nécessaire à l'unité d'action du système politico-militaire dans l'accomplissement de ses finalités globales. L'unité d'action du Tout signifie la synergie de ses éléments ; donc, la convergence de leurs pensées particulières, de leurs computations et décisions. Cela implique que leurs opérations mentales traitent une information claire et univoque sur l'agir collectif ; que tous les actants utilisent un outillage intellectuel homogène et cohérent, qui les préserve des dérives sémantiques et des erreurs dans leur traitement local de cette information.

Or cette exigence se heurte aux obstacles praxéologiques qui caractérisent toute action collective : par souci d'efficacité immédiate, chacun des actants incline à énoncer et à résoudre en priorité son problème personnel ; à réduire les données de situation à celles qu'il perçoit ; à traiter d'abord son information utile dans l'espace et le temps bornés de son agir élémentaire. En bref, chacun est induit à concevoir, calculer et décider sous la pression de la contingence locale, selon les seuls critères de jugement que lui suggèrent sa compétence limitée et les conditions de son efficacité dans un domaine d'agir découpé dans celui de l'agir collectif, et plus ou moins isolé.

Ces "frictions", dirait Clausewitz, provoquent donc des dysfonctionnements dans le cerveau intégré. Les dérives des pensées individuelles, les pertes de sens de l'information circulante introduisent d'inévitables divergences entre les computations et petites décisions locales et la ligne générale de la pensée collective. Tendances centrifuges, encore accentuées par la fréquente indiscipline intellectuelle et par les écarts du génie en rébellion contre la pensée moyenne du collectif.

Il faut donc qu'une pensée unitaire et unifiante anticipe et corrige préventivement les aléas de la pensée éclatée ; que, quelque part dans le système, une pensée générale récapitule, contrôle et ordonne les savoirs accumulés par les expertises élémentaires ; que, consciente des exigences et contraintes de toute pensée locale, elle détermine les conditions de leur cohérence. De là, un ensemble de grandes décisions fixant les orientations politiques, l'idée de manœuvre de la stratégie générale militaire, les principes directeurs et règles de conduite imposés à tous pour que l'agir collectif se développe aussi rationnellement que possible, selon son économie. Pensée régulatrice, assez puissante et claire dans son expression pour s'imposer aux velléités d'autonomie des individus. Pensée régalienne et législatrice, qui ne peut se constituer qu'au "sommet" du système politico-militaire, au niveau de l'instance politique et de ses conseils civils et militaires.

Il s'agira donc, d'abord, de définir la contribution de la stratégie militaire à la politique étatique ; puis les buts stratégiques assignés au système militaire comme moyens des fins politiques ; ensuite, les grandes classes de forces armées et les systèmes d'armes, assortis de leurs conditions et modalités d'emploi probables dans les configurations prévisibles du système interétatique et le spectre des conflits concevables avec les Autres. Réciproquement, à ce niveau de computation et de décision - interfaces politique, stratégies intégrale et générale militaire - on déterminera la contribution des activités et ressources nationales à la réalisation et à la préparation de l'outil stratégique. Ces évaluations actuelles et prévisionnelles, ces jugements et décisions déterminant l'économie générale et la conduite de l'entreprise politico-stratégique se fondent plus ou moins explicitement sur des présupposés, des modèles et paradigmes, voire sur des schèmes intellectuels traduisant l'enracinement des pensées individuelles dans l'héritage d'une culture stratégique. La pensée globale de l'agir collectif s'exprime ainsi dans un ensemble d'énoncés et de propositions prescriptives et normatives, qui opèrent comme autant d'axiomes déterminant, en aval, les pensées élémentaires. Les instances supérieures pilotant le système attendent, de la diffusion de ces fondements et principes de l'agir collectif, qu'elle dirige, dans le bon sens, les pensées individuelles ; qu'elle prévienne les écarts des initiatives intempestives et assure un contrôle intellectuel garantissant la synergie, l'efficacité et le rendement optimaux du système. Penser stratégiquement, c'est inscrire les pensées individuelles éclatées dans une pensée collective intégratrice et régulatrice, structurée par l'organisation fonctionnelle du système politico-militaire.

Ainsi s'édifie et diffuse, dans un langage univoque, le corps de notions, de concepts, de principes, de règles et de normes constituant la doctrine stratégique dans laquelle s'inscrit la doctrine militaire. Elles codifient et institutionalisent la pensée de l'agir collectif dont elles définissent l'esprit. Nécessairement provisoires, puisque soumises aux variations des déterminations politiques, sociologiques, économiques, techniques, etc. de la stratégie militaire, elles portent toujours l'empreinte de l'époque et du tuf culturel qui nourrit toute pensée praxéologique. Les doctrines se veulent pédagogiques et contraignantes ; mais, trop dogmatiques ou tatillonnes, elles étouffent l'initiative qu'imposent les situations contingentes. Trop laxistes ou trop floues, voire inexistantes, elles abandonnent les actants aux risques de l'improvisation déréglée. C'est dire que, pour être efficacement persuasive et régulatrice, la pensée doctrinale doit être réaliste, et concilier les contraintes de la synergie avec les libertés de l'imagination créatrice. Equilibre délicat : le dogmatisme des "doctrinaires" est constamment dénoncé par ceux qui, oubliant les fonctions pédagogique et de guide qui justifient la doctrine, lui imputent la rigidité et la stérilité de la pensée stratégique qu'elle fixe trop longtemps sur des schémas et archétypes ossifiés, récusés par les faits. En outre et dans la mesure où toute doctrine stratégique se fonde nécessairement, en amont, sur des positions politiques, elle peut être abusivement contestée, en tant que stratégie, par tous ceux qui adoptent d'autres axiomes politiques, voire idéologiques15.

Les textes doctrinaux se sont multipliés depuis le siècle des Lumières dans la mesure même où s'affirmait, avec l'émergence de la praxéologie, la volonté de rationaliser l'action : les Instructions de Frédéric II, le règlement de l'infanterie de 1791, les instructions de Carnot aux généraux de la République, puis celles de Napoléon dans sa Correspondance avec ses subordonnés - "il pensait à la fois l'ensemble et le détail", dit Valéry - traduisaient autant un souci pédagogique que la volonté d'assurer, contre les aléas de l'exécution, l'économie et l'efficacité d'une pratique collective clairement définie dans ses finalités du moment. Depuis, cette tendance n'a cessé de s'accentuer, le champ des doctrines devenant de plus en plus vaste jusqu'à couvrir le spectre entier des pensées de l'agir depuis la planification de la stratégie générale militaire - voire de la stratégie intégrale - jusqu'aux prescriptions de détail réglementant les opérations tactico-techniques. Complexification et affinement des édifices doctrinaux reflétant, dans le travail de l'intellect, la complica-tion et le volume croissants des systèmes militaires sous l'influence du progrès technique et de la mobilisation des peuples.

Depuis le début de notre siècle, des sommes de textes doctrinaux se sont ainsi constituées, chaque doctrine dominante, durant une période plus ou moins longue, s'édifiant autour d'une idée centrale, d'un modèle ou paradigme privilégiés. Ainsi, avant 1914, l'esprit de la stratégie allemande réside dans la manœuvre d'enveloppement (plan Schlieffen) ; celui de la stratégie française se fonde sur l'offensive à outrance (Grandmaison, plan XVII). Depuis 1945, "la bombe" a déterminé non seulement les stratégies militaires, mais aussi les politiques générales. Les variations doctrinales, aux États-Unis (MacNamara, Schlesinger, Brown, etc.) et en URSS (Sokolovsky, Ogarkov), ont suivi celles des perceptions du risque nucléaire, elles mêmes influencées par le progrès technique et la course aux armements. Mais, à l'Ouest comme à l'Est, chaque doctrine stratégique a embrassé et récapitulé des doctrines particulières : guerres nucléaires centrales et limitées, dissuasion sanctuarisante et élargie (riposte graduée), stratégies indirectes et manœuvre des crises, conflits de basse intensité, etc. Elle a été conçue comme un corpus doctrinal décomposant puis rassemblant, reliant et organisant, en un tout aussi cohérent que possible, les prescriptions doctrinales intéressant jusqu'aux petites unités terrestres, maritimes, aériennes. La pensée de l'agir, de l'amont à l'aval dans la structure politico-stratégique, fut soumise au principe d'architecture qu'imposait la perception, variable selon le lieu et le moment, du risque nucléaire.

Gardons-nous donc de réduire la pensée de l'agir stratégique aux vastes constructions intellectuelles des plus hautes instances politico-militaire et des théoriciens d'envergure dont les noms ponctuent la généalogie de la stratégie. sauf à perdre de vue les exigences et contraintes de l'exécution, qui retentissent nécessairement sur les conceptions et décisions amont, la pensée stratégique opératoire doit intégrer la totalité des pensées élémentaires de l'agir local. Si elle doit "penser l'ensemble", elle doit simultanément "penser le détail"16.

 

Notes:

13 Voir, sur ce point, ma postface aux Transformations de la guerre du général Colin.

14 Le statut prééminent de la stratégie des moyens est si universellement reconnu qu'on en vient à juger la validité de la stratégie générale militaire à l'efficacité opérationnelle des armes produites par la stratégie des moyens. Cette abusive identification de la partie au tout est évidente, aujourd'hui, dans les conclusions que des critiques pressés tirent, en France, de notre contribution aux opérations contre l'Irak. Excipant du rôle tenu par nos forces, de leur faible volume et du retard technique de nos armes sur celles des États-Unis, les critiques ne se bornent pas, en bonne logique stratégique, à contester l'adéquation de nos forces de projection aux buts stratégiques et aux fins politiques de la France dans l'action extérieure, mais ils remettent en cause notre stratégie générale militaire et notre politique de défense dans leur ensemble. Ils oublient que celles-ci se définissent d'abord par leurs fins et leurs buts - comme toute action ; et que la critique des voies et moyens choisis pour l'une de ces finalités ne doit pas nécessairement mettre en question la totalité de celles-ci.

15 Les violentes attaques lancées contre la doctrine française, depuis les années 60, procédèrent moins d'une critique rigoureuse et cohérente du "modèle stratégique" lui-même, que des fervents de l'atlantisme qui, avec une belle constance dans la polémique partisane, refusaient d'admettre les axiomes politiques dont découlait logiquement la doctrine : l'autonomie de décision politique, qui impliquait le refus de l'intégration militaire au sein d'une alliance trop peu soucieuse objectivement - contrairement à la finalité de toute alliance - des intérêts particuliers de ses membres.

16 La critique est donc abusive quand elle dénonce l'inexistence de la "pensée stratégique" en France, entre les deux guerres mondiales. Pensée pauvre, certes, puisque lui manquait la haute spéculation sur les relations entre politique et stratège militaire, sur les stratégies opérationnelle et des moyens. Néanmoins, penser la tactique générale - l'emploi des armes, comme on disait alors - c'était déjà penser stratégiquement.