Le capitaine Marbot à Eylau
Eylau, le 8 février 1807 - le
capitaine Marbot, aide de camp du Maréchal Augereau, narre la fin du 14ème
régiment d'infanterie de ligne dont il fut un témoin oculaire. La monture du général,
une jument au caractère extrêmement difficile à contrôler, dénommée
Lisette, va paradoxalement lui sauver la vie au cours de la périlleuse mission
qui va lui être confiée...
[...] elle était la jument que
je montais à Eylau, au moment où les débris du corps d'armée du maréchal
Augereau, écrasés par une grêle de mitraille et de boulets, cherchaient à se
réunir auprès du grand cimetière. Vous devez vous souvenir que le 14ème
de ligne était resté seul sur un monticule qu'il ne devait quitter que par
ordre de l'Empereur. La neige ayant cessé momentanément, on aperçut cet intrépide
régiment qui, entouré par l'ennemi, agitait son aigle en l'air pour prouver
qu'il tenait toujours et demandait du secours. L'Empereur, touché du magnanime
dévouement de ces braves gens, résolut d'essayer de les sauver en ordonnant au
maréchal Augereau d'envoyer vers eux un officier chargé de leur dire de
quitter le monticule, de former un petit carré et de se diriger vers nous,
tandis qu'une brigade de cavalerie marcherait à leur rencontre pour seconder
leurs efforts.
C'était avant la grande charge
faite par Murat ; il était presque impossible d'exécuter la volonté de
l'Empereur, parce qu'une nuée de cosaques nous séparant du 14ème
de ligne, il devenait évident que l'officier qu'on allait envoyer vers ce
malheureux régiment serait tué ou pris avant d'arriver jusqu'à lui.
Il était d'usage, dans l'armée
impériale, que les aides de camp se plaçassent en file à quelques pas de leur
général, et que celui qui se trouvait en tête marchât le premier, puis vint
se placer à la queue lorsqu'il avait rempli sa mission, afin que, chacun
portant un ordre à son tour, les dangers fussent également partagés. Un brave
capitaine du génie, nommé Froissard, qui, bien que n'étant pas aide de camp,
était attaché au maréchal, fut chargé de porter l'ordre au 14ème.
M. Froissard partit au galop nous le perdîmes de vue au milieu des cosaques, et
jamais nous ne le revîmes ni sûmes ce qu'il était devenu. Le maréchal.
voyant que le 14ème de ligne ne bougeait pas, envoya un officier
nommé David ; il eut le même sort que Froissard. Il est probable que tous les
deux, ayant été tués et dépouillés, ne purent être reconnus au milieu des
nombreux cadavres dont le sol était couvert. Pour la troisième fois, le maréchal
appelle : " L'officier à marcher !" C'était mon tour !
En voyant approcher le fils de
son ancien ami, et j'ose le dire, son aide de camp de prédilection, la figure
du bon maréchal fut émue, ses yeux se remplirent de larmes, car il ne pouvait
se dissimuler qu'il m'envoyait à une mort presque certaine ; mais il fallait obéir
à l'Empereur, j'étais soldat, on ne pouvait faire marcher un de mes camarades
à ma place, et je ne l'eusse pas souffert : c'eût été me déshonorer. Je m'élançai
donc ! Mais, tout en faisant le sacrifice de ma vie, je crus devoir prendre les
précautions nécessaires pour la sauver. J'avais remarqué que les deux
officiers partis avant moi avaient mis le sabre à la main, ce qui me portait à
croire qu'ils avaient le projet de se défendre contre les cosaques qui les
attaqueraient pendant le trajet, défense irréfléchie selon moi, puisqu'elle
les avait forcés à s'arrêter pour combattre une multitude d'ennemis qui
avaient fini par les accabler. Je m'y pris donc autrement, et laissant mon sabre
au fourreau, je me considérai comme un cavalier qui, voulant gagner un prix de
course, se dirige le plus rapidement possible et par la ligne la plus courte
vers le but indiqué, sans se préoccuper de ce qu'il y a, ni à droite ni à
gauche, sur son chemin. Or, mon but étant le monticule occupé par le 14ème
de ligne, je résolus de m'y rendre sans faire attention aux cosaques, que
j'annulai par la pensée.
Ce système me réussit parfaitement. Lisette, plus légère qu'une hirondelle, et volant plus qu'elle ne courait, dévorait l'espace, franchissant les monceaux de cadavres d'hommes et de chevaux, les fossés, les affûts brisés, ainsi que les feux mal éteints des bivouacs.
Des milliers de cosaques éparpillés
couvraient la plaine. Les premiers qui m'aperçurent firent comme des chasseurs
dans une traque, lorsque, voyant un lièvre, ils s'annoncent mutuellement sa présence
par les cris : "A vous ! à vous !" Mais aucun de ces cosaques
n'essaya de m'arrêter, d'abord à cause de l'extrême rapidité de ma course,
et probablement aussi parce qu'étant en très grand nombre, chacun d'eux
pensait que je ne pourrais éviter ses camarades placés plus loin. Si bien que
j'échappai à tous et parvins au 14ème de ligne, sans que moi ni
mon excellente jument eussions reçu la moindre égratignure.
Je trouvai le 14ème
formé en carré sur le haut du monticule mais comme les pentes de terrain étaient
fort douces, la cavalerie ennemie avait pu exécuter plusieurs charges contre le
régiment français, qui, les ayant vigoureusement repoussées, était entouré
par un cercle de cadavres de chevaux et de dragons russes, formant une espèce
de rempart, qui rendait désormais la position presque inaccessible à la
cavalerie, car, malgré l'aide de nos fantassins, j'eus beaucoup de peine à
passer par-dessus ce sanglant et affreux retranchement. J'étais enfin dans le
carré ! Depuis la mort du colonel Savary, tué au passage de l'Ukra, le 14ème
était commandé par un chef de bataillon. Lorsque, au milieu d'une grêle de
boulets, je transmis à ce militaire l'ordre de quitter sa position pour tâcher
de rejoindre le corps d'armée, il me fit observer que l'artillerie ennemie,
tirant depuis une heure sur le 14ème lui avait fait éprouver de
telles pertes que la poignée de soldats qui lui restait serait infailliblement
exterminée si elle descendait en plaine qu'il n'aurait d'ailleurs pas le temps
de préparer l'exécution de ce mouvement, puisqu'une colonne d'infanterie
russe, marchant sur lui, n'était plus qu'à cent pas de nous.
"Je ne vois aucun moyen de
sauver le régiment" dit le chef de bataillon, "Retournez vers
l'Empereur, faites-lui les adieux du 14ème de ligne qui a fidèlement
exécuté ses ordres, et portez-lui l'aigle qu'il nous avait donnée et que nous
ne pouvons plus défendre, il serait trop pénible en mourant de la voir tomber
aux mains des ennemis". Le commandant me remit alors son aigle, que les
soldats, glorieux débris de cet intrépide régiment, saluèrent pour la dernière
fois des cris de "Vive l'Empereur", eux qui allaient mourir pour lui.
C'était le "Caesar, morituri te salutant" de Tacite mais ce cri était
ici poussé par des héros.
Les aigles d'infanterie étaient
fort lourdes, et leur poids se trouvait augmenté d'une grande et forte hampe en
bois de chêne, au sommet de laquelle on la fixait. La longueur de cette hampe
m'embarrassait beaucoup, et comme ce bâton, dépourvu de son aigle, ne pouvait
constituer un trophée pour les ennemis, je résolus, avec l'assentiment du
commandant, de la briser pour n'emporter que l'aigle mais au moment où, du haut
de ma selle, je me penchais le corps en avant pour avoir plus de force pour
arriver à séparer l'aigle de la hampe, un des nombreux boulets que nous lançaient
les Russes traversa la corne de derrière de mon chapeau à quelques lignes de
ma tête. La commotion fut d'autant plus terrible que mon chapeau, étant retenu
par une forte courroie de cuir fixée sous le menton, offrait plus de résistance
au coup. Je fus comme anéanti, mais ne tombai pas de cheval. Le sang me coulait
par le nez, les oreilles et même par les yeux néanmoins j'entendais encore, je
voyais, je comprenais et conservais toutes mes facultés intellectuelles, bien
que mes membres fussent paralysés au point qu'il m'était impossible de remuer
un seul doigt.
Cependant, la colonne
d'infanterie russe que nous venions d'apercevoir abordait le monticule ; c'étaient
des grenadiers, dont les bonnets garnis de métal avaient la forme de mitres.
Ces hommes, gorgés d'eau-de-vie, et en nombre infiniment supérieur, se jetèrent
avec furie sur les faibles débris de l'infortuné 14ème, dont les
soldats ne vivaient, depuis quelques jours, que de pommes de terre et de neige
fondue ; encore, ce jour-là, n'avaient-ils pas eu le temps de préparer ce misérable
repas. Néanmoins nos braves Français se défendirent vaillamment avec leurs baïonnettes,
et lorsque le carré eut été enfoncé, ils se groupèrent en plusieurs
pelotons et soutinrent fort longtemps ce combat disproportionné.
Durant cette affreuse mêlée, plusieurs des nôtres, afin de n'être pas frappés par derrière, s'adossèrent aux flancs de ma jument, qui, contrairement à ses habitudes, restait fort impassible. Si j'eusse pu remuer, je l'aurais portée en avant pour l'éloigner de ce champ de carnage ; mais il m'était absolument impossible de serrer les jambes pour faire comprendre ma volonté à ma monture. Ma position était d'autant plus affreuse que, ainsi que je l'ai dit, j'avais conservé la faculté de voir et de penser... Non seulement on se battait autour de moi, ce qui m'exposait aux coups de baïonnette, mais un officier russe, à la figure atroce, faisait de constants efforts pour me percer de son épée, et comme la foule des combattants l'empêchait de me joindre, il me désignait du geste aux soldats qui l'environnaient et qui, me prenant pour le chef des Français, parce que j'étais seul à cheval, tiraient sur moi par-dessus la tête de leurs camarades, de sorte que de très nombreuses balles sifflaient constamment à mes oreilles. L'une d'elles m'eût certainement ôté le peu de vie qui me restait, lorsqu'un incident terrible vint m'éloigner de cette affreuse mêlée.
Parmi les Français qui s'étaient
adossés au flanc gauche de ma jument, se trouvait un fourrier que je
connaissais pour l'avoir vu souvent chez le maréchal dont il copiait les états
de situation. Cet homme, attaqué et blessé par plusieurs grenadiers ennemis,
tomba sous le ventre de Lisette et saisissait ma jambe pour tâcher de se
relever, lorsqu'un grenadier russe, dont l'ivresse rendait les pas fort
incertains, ayant voulu l'achever en lui perçant la poitrine, perdit l'équilibre,
et la pointe de sa baïonnette mal dirigée vint s'égarer dans mon manteau
gonflé par le vent. Le Russe, voyant que je ne tombais pas, laissa le fourrier
pour me porter une infinité de coups d'abord inutiles, mais dont l'un,
m'atteignant enfin, traversa mon bras gauche, dont je sentis avec un plaisir
affreux couler le sang tout chaud... Le grenadier russe, redoublant de fureur,
me portait encore un coup, lorsque la force qu'il y mit le faisant trébucher,
sa baïonnette s'enfonça dans la cuisse de ma jument, qui, rendue par la
douleur à ses instincts féroces, se précipita sur le Russe et d'une seule
bouchée lui arracha avec ses dents le nez, les lèvres, les paupières, ainsi
que toute la peau du visage, et en fit une " tête de mort vivante" et
toute rouge... C’était horrible a voir. Puis se jetant avec furie au milieu
des combattants, Lisette, ruant et mordant, renverse tout ce qu’elle rencontre
sur son passage. L'officier ennemi qui avait si souvent essayé de me frapper,
ayant voulu l'arrêter par la bride, elle le saisit par le ventre, et l'enlevant
avec facilité, elle l'emporta hors de la mêlée, au bas du monticule, où, après
lui avoir arraché les entrailles à coups de dents et broyé le corps sous ses
pieds, elle le laissa mourant sur la neige. Reprenant ensuite le chemin par
lequel elle était venue, elle se dirigea au triple galop vers le cimetière
d'Eylau. Grâce à la selle à la hussarde dans laquelle j'étais assis, je me
maintins à cheval, mais un nouveau danger m'attendait.
La neige venait de recommencer à tomber, et de gros flocons obscurcissaient le jour lorsque, arrivé prés d'Eylau, je me trouvai en face d'un bataillon de la vieille garde, qui ne pouvant distinguer au loin, me prit pour un officier ennemi conduisant une charge de cavalerie.
Aussitôt le bataillon entier fit feu sur moi... Mon manteau et ma selle furent criblés de balles, mais je ne fus point blessé, non plus que ma jument, qui, continuant sa course rapide, traversa les trois rangs du bataillon avec la même facilité qu'une couleuvre traverse une haie…
Mais ce dernier élan ayant épuisé
les forces de Lisette, qui perdait beaucoup de sang car une des grosses veines
de sa cuisse avait été coupée, cette pauvre bête s'affaissa tout à coup et
tomba d'un côté en me faisant rouler de l'autre.
Etendu sur la neige parmi des tas de morts et de mourants, ne pouvant me mouvoir d'aucune façon, je perdis insensiblement et sans douleur le sentiment de moi-même. Il me sembla qu'on me berçait doucement... Enfin, je m'évanouis complètement sans être ranimé par le grand fracas que les quatre-vingt dix escadrons de Murat allant à la charge firent en passant auprès de moi et peut-être sur moi.
J'estime que mon évanouissement
dura quatre heures, et lorsque je repris mes sens, voici l'horrible position
dans laquelle je me trouvais : j'étais complètement nu, n'ayant plus que mon
chapeau et ma botte droite. Un soldat du train, me croyant mort, m'avait dépouillé
selon l'usage, et voulant m'arracher la seule botte qui me restât, me tirait
par une jambe, en m'appuyant un de ses pieds sur le ventre. Les fortes secousses
que cet homme me donnait m'ayant sans doute ranimé, je parvins à soulever le
haut du corps et à rendre des caillots de sang qui obstruaient mon gosier. La
commotion produite par le vent du boulet avait amené une ecchymose si considérable
que j'avais la figure, les épaules et la poitrine noires, tandis que le sang
sorti de ma blessure au bras rougissait les autres parties de mon corps... Mon
chapeau et mes cheveux étaient remplis d'une neige ensanglantée, je roulais
des yeux hagards et devais être horrible à voir. Aussi le soldat du train détourna
la tête et s'éloigna avec mes effets, sans qu'il me fût possible de lui
adresser une seule parole, tant mon état de prostration était grand. Mais
j'avais repris mes facultés mentales, et mes pensées se portèrent vers Dieu
et vers ma mère.
Le soleil, en se couchant, jeta
quelques faibles rayons à travers les nuages, je lui fis des adieux que je crus
bien être les derniers... Si du moins, me disais-je, on ne m'eût pas dépouillé,
quelqu'un des nombreux individus qui passent auprès de moi, remarquant les
tresses d'or dont ma pelisse est couverte, reconnaîtrait que je suis aide de
camp d'un maréchal et me ferait peut-être transporter à l'ambulance mais en
me voyant nu, on me confond avec les nombreux cadavres dont je suis entouré ;
bientôt, en effet, il n'y aura plus aucune différence entre eux et moi. Je ne
puis appeler à mon aide, et la nuit qui s'approche va m'ôter tout espoir d'être
secouru. Le froid augmente, pourrai-je le supporter jusqu'à demain, quand déjà
je sens se raidir mes membres nus ? Je m'attendais donc à mourir, car si un
miracle m'avait sauvé au milieu de l'affreuse mêlée des Russes et du 14ème,
pouvais-je espérer qu'un autre miracle me tirerait de l'horrible position dans
laquelle je me trouvais ? Ce second miracle eut lieu, et voici comment...
Le maréchal Augereau avait un
valet de chambre nommé Pierre Dannel, garçon très intelligent, très dévoué,
mais un peu raisonneur. Or, il était arrivé, pendant notre séjour à La
Houssaye, que Dannel ayant mal répondu à son maître, celui-ci le renvoya.
Dannel, désolé, me supplia d'intercéder pour lui. Je le fis avec tant de zèle
que je parvins à le faire rentrer en grâce auprès du maréchal. Depuis ce
moment, le valet de chambre m'avait voué un grand attachement. Cet homme, qui
avait laissé à Landsberg tous les équipages, en était parti de son chef, le
jour de la bataille, pour apporter à son maître des vivres qu'il avait placés
dans un fourgon très léger, passant partout et contenant les objets dont le
maréchal se servait le plus souvent. Ce petit fourgon était conduit par un
soldat ayant servi dans la compagnie du train à laquelle appartenait le soldat
qui venait de me dépouiller. Celui-ci, muni de mes effets, passait auprès du
fourgon stationné à côté du cimetière. Lorsque, ayant reconnu le postillon,
son ancien camarade, il l'accosta pour lui montrer le brillant butin qu'il
venait de recueillir sur un mort.
Or, il faut que vous sachiez que pendant notre séjour dans les cantonnements de la Vistule, le maréchal ayant envoyé Dannel chercher des provisions à Varsovie, je l'avais chargé de faire ôter de ma pelisse la fourrure d'astrakan noir dont elle était garnie, pour la faire remplacer par de l'astrakan gris, nouvellement adopté par les aides de camp du prince Berthier, qui donnaient la mode dans l'armée.
J'étais encore le seul officier du maréchal Augereau qui eût de l'astrakan gris. Dannel, présent à l'étalage que faisait le soldat du train, reconnut facilement ma pelisse, ce qui l'engagea à regarder plus attentivement les autres effets du prétendu mort, parmi lesquels il trouva ma montre, marquée au chiffre de mon père, à qui elle avait appartenu. Le valet de chambre ne douta plus que je ne fusse tué, et tout en déplorant ma perte, il voulut me voir pour la dernière fois, et se faisant conduire par le soldat du train, il me trouva vivant.
La joie de ce brave homme,
auquel je dus certainement la vie, fut extrême il s'empressa de faire venir mon
domestique, quelques ordonnances, et de me faire transporter dans une grange, où
il me frotta le corps avec du rhum, pendant qu'on cherchait le docteur Raymond,
qui arriva enfin, pansa ma blessure du bras, et déclara que l'expansion du sang
qu'elle avait produite me sauverait.
Bientôt, je fus entouré par mon frère et mes camarades. On donna quelque chose au soldat du train qui avait pris mes habits, qu'il rendit de fort bonne grâce mais comme ils étaient imprégnés d'eau et de sang, le maréchal Augereau me fit envelopper dans des effets à lui.
L'Empereur avait autorisé le
maréchal à se rendre à Landsberg, mais sa blessure l'empêchant de monter à
cheval, ses aides de camp s'étaient procuré un traîneau sur lequel était
placée une caisse de cabriolet. Le maréchal, qui ne pouvait se résoudre à
m'abandonner, m'y fit attacher auprès de lui, car j'étais trop faible pour me
tenir assis.
Avant qu'on me relevât du champ
de bataille, j'avais vu ma pauvre Lisette auprès de moi. Le froid, en coagulant
le sang de sa plaie, en avait arrêté la trop grande émission. La bête s'était
remise sur ses jambes et mangeait la paille dont les soldats s'étaient servis
pour leurs bivouacs la nuit précédente. Mon domestique, qui aimait beaucoup
Lisette, l'ayant aperçue lorsqu'il aidait à me transporter, retourna la
chercher, et découpant en bandes la chemise et la capote d'un soldat mort, il
s'en servit pour envelopper la cuisse de la pauvre jument, qu'il mit ainsi en état
de marcher jusqu'à Landsberg. Le commandant de la petite garnison de cette
place ayant eu l'attention de faire préparer des logements pour les blessés,
l'état-major fut placé dans une grande et bonne auberge, de sorte qu'au lieu
de passer la nuit sans secours, étendu tout nu sur la neige, je fus couché sur
un bon lit et environné des soins de mon frère, de mes camarades et du bon
docteur Raymond. Celui-ci avait été obligé de couper la botte que le soldat
du train n'avait pu m'ôter, et qu'il fut encore difficile de me retirer tant
mon pied était gonflé. Vous verrez plus loin que cela faillit me coûter une
jambe et peut-être la vie.
Nous passâmes trente-six heures à Landsberg. Ce repos, les bons soins qu'on prit de moi, me rendirent l'usage de la parole et des membres, et lorsque le surlendemain de la bataille le maréchal Augereau se mit en route pour Varsovie, je pus, quoique bien faible, être transporté dans le traîneau. Notre voyage dura huit jours, parce que l'état-major allait à petites journées avec ses chevaux. Je reprenais peu à peu mes forces mais, à mesure qu'elles revenaient, je sentais un froid glacial à mon pied droit. Arrivé à Varsovie, je fus logé dans l'hôtel réservé pour le maréchal, ce qui me fut d'autant plus favorable que je ne pouvais quitter le lit. Cependant la blessure de mon bras
allait bien, le sang extravasé
sur mon corps par suite de la commotion du boulet commençait à se résoudre,
ma peau reprenait sa couleur naturelle le docteur ne savait à quoi attribuer
l'impossibilité dans laquelle j'étais de me lever, et m'entendant me plaindre
de ma jambe, il voulut la visiter, et qu'aperçut-il ? Mon pied était gangrené.
Un accident remontant à mes premières années était la cause du nouveau
malheur qui me frappait. J'avais eu, à Sorèze, le pied droit percé par le
fleuret démoucheté d'un camarade avec lequel je faisais des armes. Il paraîtrait
que les muscles, devenus sensibles, avaient beaucoup souffert du froid pendant
que je gisais évanoui sur le champ de bataille d'Eylau : il en était résulté
un gonflement qui explique la difficulté qu'avait eue le soldat du train à
m'arracher la botte droite. Le pied était gelé, et n'ayant pas été soigné
à temps, la gangrène s'était déclarée sur l'ancienne blessure provenant du
coup de fleuret : elle était couverte d'une escarre large comme une pièce de
cinq francs... Le docteur pâlit en voyant mon pied puis, me faisant tenir par
quatre domestiques et s'armant d'un bistouri, il enleva l'escarre et creusa dans
mon pied pour extirper les chairs mortes, absolument comme on cure les parties gâtées
d'une pomme.
Je souffris beaucoup, cependant
ce fut sans me plaindre mais il n'en fut pas de même lorsque le bistouri, arrivé
à la chair vive, eut mis à découvert les muscles et les os dont on apercevait
les mouvements ! Le docteur, montant sur une chaise, trempa une éponge dans du
vin chaud sucré, qu'il fit tomber goutte à goutte dans le trou qu'il venait de
creuser dans mon pied. La douleur devint intolérable. Je dus néanmoins,
pendant huit jours, subir soir et matin cet affreux supplice mais ma jambe fut
sauvée…
Aujourd'hui où l'on est si prodigue d'avancement et de décorations, on accorderait certainement une récompense à un officier qui braverait les dangers que je courus en me rendant vers le 14ème de ligne mais, sous l’Empire, on considéra ce trait de dévouement comme si naturel qu'on ne me donna pas la croix, et qu'il ne me vint même pas à la pensée de la demander.