La Lituanie, alliée de Napoléon sur la route de Moscou

L'histoire des Tartares lithuaniens de la Garde Impériale

par John Beresford Welsh, Jr. Olympia, WA, USA

 

Napoléon institua les troupes des Tartares lithuaniens de la Garde vers la fin de l'Empire français au cours de l'invasion de la Russie. Toutefois, la mission dont ils s'acquittèrent durant leur brève existence au service de la France napoléonienne dépassa leur implication dans la campagne de Russie. Comme leur nombre fut considérablement réduit, ils ne perdirent jamais leur cohésion et ils luttèrent pendant les campagnes d'Allemagne et de France jusqu'à la fin de l'Empire, en 1814, partageant ainsi le glorieux héritage de la Grande Armée.

A cette époque, le Grand-duché de Lituanie formait partie de la Russie, à la frontière de la Pologne. Napoléon croyait que, à l'instar des Polonais, les Lithuaniens, en majorité catholique, avec leur propre histoire et leurs traditions, désiraient l'indépendance. D’un point de vue historique, la Lituanie avait constitué auparavant une confédération avec la Pologne en 1648, dont les frontières incluaient l'Ukraine jusqu'à la mer Noire. Mais vers la moitié du XVIIème siècle, la Russie sous Pierre le Grand s'étendit vers l'Europe occidentale et absorba l'Ukraine. Enfin, entre 1762 et 1795, la Russie, l'Autriche et la Prusse, réunis en une alliance profane, se partagèrent le bloc lithuano-polonais, et le Grand-duché de Lituanie fut incorporé dans l'Empire russe.

Sous Napoléon, un semblant d'état polonais fut recomposé par le Traité de Tilsit en 1807, suite aux victoires impériales à Austerlitz sur l’Autriche et la Russie et à Jena sur la Prusse. L'Empereur créa le Grand-duché de Varsovie, pour la forme sous la suzeraineté de son allié, le roi de Saxe. En outre, la victoire de Napoléon sur l'Autriche à Wagram força cet adversaire à céder plusieurs parties de son territoire au Grand-duché, suivant les termes du Traité de Schönbrun en 1809. Napoléon s'arrêta juste avant de ressusciter le Royaume polonais par égards pour le Tsar, le nouvel allié dont il aurait besoin contre l'Angleterre. Mais il refusa de ratifier la convention de St. Pétersbourg, signée par l'ambassadeur de France, Caulaincourt, qui stipulait qu'un royaume indépendant de Pologne ne serait pas établi.

Renforçant son amitié avec le prince Poniatowski, nouveau dirigeant du Grand-duché de Pologne, Napoléon admit son garde du corps dans la Garde Impériale Française qui prit le nom de Premier Régiment des Chevaux Légers Lanciers. De par son statut de précieux allié, le Prince Poniatowski gagna un bâton de maréchal avant sa mort héroïque à la bataille de Leipzig en 1814.

La Lituanie joua aussi un rôle stratégique dans l'invasion de la Russie par Napoléon en 1812. L'Empereur avait à l'origine l'intention d'occuper une Lituanie alliée, en fortifiant Smolensk et Minsk, et de forcer le Tsar à un accord. Sans cela, la Russie elle-même aurait été envahie l'année suivante. Cependant les événements prirent un autre cours. Alexandre refusa de négocier; et après la prise de Smolensk suite à une âpre bataille, Napoléon, impatient, assaillit Moscou.

Le 23 juin, la Grande Armée traversa le Niemen, fleuve qui séparait la Pologne de la Lituanie, et prit la direction de Vilna (l’actuelle Vilnius), capitale du Grand-duché. Le Tsar l'abandonna sans combattre. Mais la réception de la Grande Armée fut tout sauf amicale et les habitants de barricadèrent chez eux pour se protéger

des pillards de la brillante cavalcade. L'invasion était déjà décevante à cause des pluies torrentielles, de la chaleur suffocante et du mauvais moral.

Remplie d'espoir par la restauration d'une Pologne tout à fait indépendante, la Diète polonaise à Varsovie agit prématurément et proclama unilatéralement la restauration du Royaume de Pologne, réunissant le Grand-duché de Varsovie au Grand-duché de Lituanie. Napoléon n'avait pas donné sa bénédiction dans cette affaire de peur de s'aliéner la sympathie du Tsar avec qui il souhaitait conclure un accord de paix. L'effet fut même pire sur les propriétaires terriens lithuaniens; de fait, ils n'étaient pas rassurés par une association avec la Pologne et par la menace de Napoléon pour libérer les serfs dont le soutien était nécessaire pour l'invasion de la Russie. L'Empereur lui-même maintint un certain flou sur ces affaires : il ne reconnut le Royaume de Pologne que sous le statut de Grand-duché et il n'écrasa pas non plus les aspirations nationales des Polonais et des Lithuaniens. En effet, il les encouragea en autorisant la création d'un autre régiment de lanciers en juillet 1812, recruté parmi la classe aisée des propriétaires terriens de Lituanie, qui fut intégrée dans la Garde Impériale en tant que Troisième Régiment des Chevaux Légers Lanciers. (Le Deuxième Régiment était néerlandais et garde de l'ancien roi Louis, frère de Napoléon, qui perdit son royaume par déloyauté. La Hollande fut incorporée directement à l'Empire, mais son régiment d'élite fut admis dans la Garde Impériale sous le nom des célèbres "Lanciers rouges".)

Telle était la situation politique au moment de l'invasion. L'escadron des Tartares lithuaniens fut créé à Vilna le 8 octobre 1812 pour se composer, point assez intéressant, de descendants musulmans de Genghis Khan qui s'était établi en Lituanie au cours du moyen âge. L'idée de constituer cette unité fut proposée en juillet de cette année à des aides-de-camp de l'Empereur, le général comte van Hogendorp, à cette époque Gouverneur Général du Grand-duché sous l'occupation française. C'est le commandant Mustapha Mura Achmatowicz, lieutenant-colonel dans la cavalerie polonaise, qui en réalité suggéra l'idée et il offrit de composer l'unité si elle était incorporée dans la Garde Impériale de Napoléon.

La Garde était devenue européenne depuis longtemps et Napoléon approuva la proposition car il avait grand besoin de la cavalerie, dont la plus grande partie avait déjà été détruite pendant l'invasion dans l’oppressante chaleur estivale. Napoléon avait peut-être aussi en tête de constituer équivalent aux cosaques russes, anciens ennemis des Tartares. En tout cas, cela réunit les aspirations lithuaniennes à la cause française et polonaise dans un effort conjoint contre le Tsar.

Napoléon nomma Achmatowicz "chef d'escadron" et le 24 août 1812, il le chargea de composer un régiment. Mais à cause du manque de vigueur patriotique parmi les Lithuaniens en général et des conséquences déjà désastreuses de la campagne, Achmatowicz fut seulement capable de lever un escadron.

Les uniformes des Tartares lithuaniens étaient différents et ils reflétaient leurs traditions et origines ethniques. En un sens, ils ressemblent aux costumes orientaux de leurs cousins musulmans, les Mamelouks. A l'origine, chaque homme s'habillait selon une mode assez individualisée, abordant des couleurs variées et éclatantes. Les armes aussi servaient cet héritage avec des cimeterres turcs comme sabres, ainsi que des lances. L'insigne sur leurs bonnets à poils était le croissant. Et pour des raisons religieuses, un Man ou un chef spirituel accompagnait l'escadron.

Plus tard, alors que la fortune des armes abandonnait les troupes françaises suite aux souffrances des longues marches et des combats incessants, leurs uniformes devinrent plus conventionnels et furent remplacés par des équipements réglementaires et des vêtements de rechange pour affronter les rigueurs de l'hiver. Le sabre à la Turque fut remplacé par un sabre de lancier polonais du modèle An XI dans la réorganisation d'avril 1813.

L'histoire des Tartares lithuaniens en Russie n'est peut-être pas moins héroïque ou tragique que celle de la Grande Armée en général. L'escadron subit des pertes sévères avant Vilna les 10 et 12 décembre 1912 en protégeant la retraite de la Grande Armée qui avait débuté le 19 octobre de Moscou. Seuls 30 survivants atteignirent les lignes françaises à Posen. Achmatowicz fut tué. Le Lieutenant Lubanski devint le commandant provisoire. Enfin, le capitaine Sultan Samuel Murza Ulan lui succéda. Par la suite, les forces de l'escadron s'élevèrent à 63 hommes, deux lieutenants et deux maréchaux des logis.

La campagne de Russie était terminée. Celle d'Allemagne allait commencer. Le Maréchal Bessières, Colonel-Général de la cavalerie de la Garde, autorisa le Capitaine Ulan à recruter un nouveau régiment de Tartares lithuaniens parmi les prisonniers russes de bonne volonté qui avaient été obligés de servir le Tsar. Napoléon l'autorisa aussi à recruter en France et à établir un dépôt à Metz. Malheureusement, Ulan devait apprendre que quelque 200 Tartares avaient déjà été envoyés en Italie pour y renforcer les Premier et Deuxième Régiments. Cependant, il put ramener avec lui une cinquantaine de Tartares qui rejoignirent l'escadron à Francfort en Allemagne.

En mars 1813, le Maréchal Bessières incorpora l'escadron des Tartares lithuaniens, réduit maintenant à 50 hommes et 3 officiers, dans les débris du Troisième Régiment des Lanciers de la Garde, lui-même levé en Lituanie. Ce malheureux régiment, créé en juillet, fut complètement décimé le 19 octobre 1812 à Slonim. Les uniques survivants vinrent de son dépôt. Les forces de l'escadron tartare s'élevaient à 24 hommes le 22 juin et à 26 le 11 juillet, 6 d'entre eux portaient encore les anciens uniformes.

Peu après, le 9 décembre, dans un désir de renforcer le Premier Régiment des Lanciers de la Garde, qui était en fait polonais, Bessières y incorpora les Troisième Lanciers comprenant les Tartares lithuaniens. Les deux unités lithuaniennes dans la Garde Impériale cessèrent d'exister comme formations indépendantes. Les contingents polonais et lithuaniens dans l'armée française semblaient voués à s'unifier.

Toutefois, ils continuèrent à servir comme unités de combat distinctes dans le régiment de lanciers polonais au cours des campagnes d'Allemagne et de France. Du côté de l'organisation, les six premières compagnies du Premier Régiment de Lanciers alors augmenté, furent dénommées "Vieille Garde," les six compagnies suivantes, "Moyenne Garde" et les 13ème et 14ème compagnies, "Jeune Garde." Les Tartares lithuaniens englobèrent la 15ème compagnie sou Ulan avec Jorahim et Assan comme officiers, et furent considérés comme étant la "Moyenne Garde" en août 1813. Ils se battirent à Leipzig et à Hanau avec ce statut sous les ordres du Capitaine Ulan et du Lieutenant Ibraim, et leu Man se nommait Assan-Alny. Cinquante hommes et trois officiers étaient officiellement présents à la bataille de Dresde le 27 août 1813.

Le 9 décembre 1813, la cavalerie de la Garde subit une nouvelle réorganisation avec la création de trois régiments d'éclaireurs attachés respectivement aux régiments des Grenadiers, des Dragons et du Premier Lancier. Napoléon pensait créer un équivalent aux cosaques russes qui avaient harcelé si efficacement les flancs français lors de la retraite de Moscou.

Suite à cette réorganisation, les huit dernières compagnies des Premiers Lanciers devinrent les Troisièmes Eclaireurs. Ce régiment fut en fait attaché aux Premiers Lanciers et placé sous le commandement général de son colonel, le Général Comte Krasinski. Le chef d'escadron ou commandant des Troisièmes Eclaireurs était Jean Kozietulski. Ce fut en tant que lanciers éclaireurs que les Tartares lithuaniens combattirent pendant la campagne de France, jusqu'aux portes même de Paris.

Le 30 décembre 1813, le nombre de Tartares lithuaniens disponibles s'élevait à 16 cavaliers et à 7 fantassins. En avril 1814, après l'abdication de l'Empereur, le Capitaine Ulan ramena les 14 Tartares survivants, dernière étape de leur service bref mais honorable envers Napoléon et la cause chérie de l'indépendance lithuanienne. Ultime humiliation, le Général Krasinski plaça le régiment lihuano-polonais à la disposition du Tsar.

La Lituanie aujourd'hui n'est plus que l'ombre d’elle-même, une des républiques de l'Union Soviétique. Indépendante pendant quelque temps suite au traité mettant un terme aux hostilités entre l'Allemagne impériale et la Russie révolutionnaire à la fin de la Première Guerre Mondiale, la Lituanie fut une fois encore annexée par la Russie en 1940.

Mais l'historie semble se répéter avec la déclaration d'indépendance le 11 mars 1990 par la Lituanie après 50 ans de régime soviétique. Les aspirations du peuple lithuanien semblent à nouveau un élément de marchandage dans le cadre de la politique mondiale.

SOURCES:

Brett-James, Anthony, 1812, St. Martins Press, New York 1966.

Carnet de Sabretache, 6th Volume, Berger-Levrault et Cie, Libraires-Edibons, Paris 1893.

Brunon, Raoul et Jean, Les Eclaireurs de la Garde Imperiale 1813 1814, Collection Raoul et Jean Brunon, Presses de la Jopic, Marseille.

Hourtoulle, Dr. F.G., "Les Tartares Lithuaniens", Soldats et Uniformes du Premier Empire, Editions Graphiphot. S.A., Rue du Docteur-Calmene, Clamart Seine.

Knotel, Lithauischer Tartar der Kaisergard Napoleon I Uniformenkunde, Band X-V. No. 2 1.,Best -Nr IV/102, Neuherausgabe durch Jurgen Olmes, 415 Krefeld, Hubertustrasse

Lachouque, Henri and Brown, Anna K., Anatomy of Glory: Napoleon and His Guard, Arms and Armour Press, London 1978.

Rigo, "Garde lmperiale Cavalerie Tartares Lithuaniens 1813-1814" LePlumot, Planche 228, Editeur, Louannec-France.

Rigo, "Garde Imperiale Tartares Lithuaniens Officier 1813", Le Plumet, Planche 228, Editeur, Louannec-France.

Tranie, J., and Carmigniani, J.C., Les Polonais de Napoleon: L’Epopée du Régiment de Lanciers de la Garde Imperiale, Editions Copernic, Paris 1982.