Lasalle
par Marbot
Le général Lasalle, tué à Wagram, fut vivement regretté
par l'Empereur ainsi que par l'armée. C'était l'officier de cavalerie légère
qui entendait le mieux la guerre des avant-postes et possédait le coup d’œil
le plus sûr. Il explorait en un instant toute une contrée, et se trompait
rarement; aussi les rapports qu'il faisait sur la position de l'ennemi étaient-ils
clairs et précis.
Lasalle était un bel homme, spirituel, mais qui, quoique
instruit et bien élevé, avait adopté le genre de se poser en sacripant. On le
voyait toujours buvant, jurant, chantant à tue-tête, brisant tout, et dominé
par la passion du jeu. Il était excellent cavalier et d'une bravoure poussée
jusqu'à la témérité.
Cependant, bien qu'il eût fait les premières guerres de la Révolution,
il était peu connu avant la célèbre campagne de 1796 en Italie, alors que
simple capitaine du 7e bis de hussards, il se fit remarquer du
général en chef Bonaparte, à la bataille de Rivoli. On sait qu'elle eut lieu
sur un plateau très élevé, bordé d'un côté par une partie rocailleuse très
escarpée, au bas de laquelle coule l'Adige, que longe la route du Tyrol. Les
Autrichiens, ayant été battus par l'infanterie française, s'éloignèrent du
champ de bataille par toutes les issues. Une de leurs colonnes espérait s'échapper,
en gagnant la vallée à travers les rochers; mais Lasalle la suit avec deux
escadrons dans ce passage difficile. En vain on lui représente qu'il est
impossible d'engager de la cavalerie sur un terrain aussi dangereux; il s'élance
au galop dans la descente, ses hussards le suivent; l'ennemi, étonné, précipite
sa retraite, Lasalle le joint et lui fait plusieurs milliers de prisonniers,
sous les yeux du général Bonaparte et de l'armée qui, du haut des monts
voisins, admiraient un tel courage. A compter de ce jour, Lasalle fat en très
grande faveur auprès de Bonaparte, qui l'avança promptement et l'emmena avec
lui en Égypte, où il le fit colonel. Dans un des nombreux engagements qui
eurent lieu contre les mameluks, le cordon qui retenait le sabre de Lasalle à
son poignet s'étant rompu, cet officier met bravement pied à terre, au plus
fort de la mêlée, et, sans s'étonner du danger, il ramasse son arme, remonte
lestement à cheval et s'élance de nouveau sur les ennemis ! Il faut avoir
assisté à un combat de cavalerie pour apprécier ce qu'exige de courage, de
sang froid et de dextérité l'exécution d'un tel acte, surtout en présence de
cavaliers tels que les mameluks.
Lasalle était intimement lié avec une dame française de
haut parage, et pendant son séjour en Égypte, leur correspondance fut saisie
par les Anglais, puis injurieusement imprimée et publiée par leur
gouvernement, dont l'acte fut généralement blâmé, même en Angleterre. Cet
éclat entraîna le divorce de la dame, et Lasalle l'épousa à son retour en
Europe. Devenu officier général, Lasalle fut mis par l'Empereur à la tête de
l'avant-garde de la grande armée. Il se distingua dans la campagne d'Austerlitz
et surtout dans celle de Prusse, où, avec deux régiments de hussards, il eut
l'audace inouïe de se présenter devant la place forte de Stettin et de la
sommer de se rendre... Le gouverneur, effrayé, s'empressa de lu apporter
les clefs. Si ce dernier s'en fût servi pour fermer les portes de sa
forteresse, toute la cavalerie de l'Europe n'aurait pu la prendre; mais il n'y
songea pas. Quoi qu'il en soit, la reddition de Stettin fit le plus grand
honneur à Lasalle et accrut infiniment l'affection que lui portait l'Empereur.
Il le gâtait à un point vraiment incroyable, riant de toutes ses fredaines et
ne lui laissant jamais payer ses dettes. Lasalle était sur le point d'épouser
la dame divorcée dont j'ai parlé plus haut, et Napoléon lui avait fait donner
deux cent mille francs sur sa cassette. Huit jours après, il le rencontre aux
Tuileries et lui demande : « A quand la noce ? » « Elle
aura lieu, Sire, quand j'aurai de quoi acheter la corbeille et les meubles. »
«Comment ! Mais je t'ai donné deux cent mille francs la semaine dernière...
Qu'en as-tu fait? » « J'en ai employé la moitié à payer mes dettes, et
j'ai perdu le reste au jeu ». Un pareil aveu aurait brisé la carrière de tout
autre général; if fit sourire l'Empereur, qui, se bornant à tirer assez
fortement la moustache de Lasalle, ordonna au maréchal Duroc de lui donner
encore deux cent mille francs.
A la fin de la bataille de Wagram, Lasalle, dont la division
n'avait pas encore été engagée, vint solliciter de Masséna l'autorisation de
poursuivre l'ennemi. Le maréchal y consentit, à condition que ce soit avec
prudence. Mais à peine Lasalle a-t-il pris les devants, qu'il aperçoit
une brigade d'infanterie ennemie qui, restée en arrière et serrée de près,
se hâtait de gagner le bourg de Léopoldau, afin d'y obtenir une capitulation
en règle, tandis qu'en plaine elle redoutait la furie du vainqueur. Lasalle
devine le projet du général autrichien, et craignant qu'il n'échappe à sa
cavalerie, il parle à ses hommes, leur montre le soleil prêt à se coucher :
« La bataille va finir, s'écrie-t-il, et nous sommes les seuls qui n'ayons pas
contribué à la victoire. Allons, suivez-moi !» Il s'élance, le sabre à la
main, suivi de nombreux escadrons, et pour empêcher les bataillons ennemis
d'entrer dans le bourg, le général se dirige dans l'espace très resserré qui
existait encore entre Léopoldau et la tête de colonne des ennemis. Ceux-ci, se
voyant coupés de l'asile qu'ils espéraient gagner, s'arrêtent et commencent
un feu roulant dès plus vifs. Une balle atteint Lasalle à la tête, et il
tombe raide mort. Sa division perdit une centaine de cavaliers et eut beaucoup
de blessés. Les bataillons autrichiens s'ouvrirent un passage et occupèrent le
bourg; mais à l'approche de nos divisions d'infanterie, ils mirent bas les
armes, et les chefs déclarèrent que telle avait été leur intention, en
cherchant un refuge dans Léopoldau. La charge exécutée par Lasalle était
donc inutile, et il paya bien cher l'insertion de son nom au bulletin.
Sa mort laissa un grand vide dans la cavalerie légère, dont
il avait perfectionné l'éducation militaire. Mais, sous un autre rapport, il
lui avait beaucoup nui, car les masses imitant les travers et les ridicules des
chefs qu'elles aiment, parce qu'ils les conduisent à la victoire, les exemples
donnés par le général Lasalle furent pernicieux pour la cavalerie légère, où
la tradition s'en est longtemps perpétuée. On ne se serait pas cru chasseur,
et surtout hussard, si, prenant le célèbre Lasalle pour modèle, on n'eût été,
comme lui, sans gêne, jureur, tapageur et buveur. Bien des officiers copièrent
les défauts de ce général d'avant-garde, mais aucun d'eux n'acquit les
grandes qualités qui les lui faisaient pardonner.
Sources : Mémoires du Général Marbot ed. Librairie Hachette 1966.