Les imperfections de la guerre napoléonienne

Napoléon n’a pas réussi à remporter la victoire et à obtenir, grâce à elle, une paix, non seulement profitable à la France, mais acceptable aussi pour ses adversaires. On peut attribuer son échec à trois imperfections de sa conduite de la guerre. La première, l’ordre militaire, fut une centralisation trop poussé du commandement ; la seconde, de nature politique, fut sa politique dépourvue de réalisme ; la troisième, du domaine de la grande stratégie, fut que les moyens sur lesquels il comptait pour mener à bien cette politique, ne pouvaient au mieux qu’aboutir à un armistice.

LE COMMANDEMENT – Pour ce qui est de la première, on a dit dès le début de ce chapitre que son insistance à unifier le commandement en sa personne, si elle avait eu pour conséquence une longue succession de victoires, constitua en définitive un élément de sa chute. Comment cela se produisit-il ?

Il y a deux réponses. En premier lieu, à mesure qu’elle se prolongeait, la guerre devenait si étendue, si complexe, et les forces qui y étaient engagées si considérables, que, sans un état-major bien organisé, il n’était plus possible à un seul homme, si génial qu’il fût, de la conduire efficacement. En second lieu, ses ennemis arrivèrent peu à peu à comprendre que c’était l’absence d’unité entre eux, qui empêchait leur armées de s’unir contre lui et que, s’ils ne faisaient pas cette union, ils continueraient à être battus en détail. Finalement, au cours de l’armistice d’été, qui survint au milieu de la campagne de Leipzig, cette unité fut établie par le traité de Reichenbach. En application d’une de ses clauses, les puissances alliées – Russie, Autriche, Prusse et Suède – s’entendirent pour n’avoir, en aucune circonstance, une de leurs armées qui courre le risque d’une rencontre isolée avec Napoléon en personne. Toute armée qui le rencontrait devait immédiatement battre en retraite, jusqu’à ce qu’on puisse rassembler contre lui toutes les forces en campagne. Cette mesure retirait toute efficacité à sa stratégie offensive.

L’état-major général de Napoléon comprenait deux services : le bureau du chef d’état-major et l’état-major. Le premier, sous la direction du Maréchal Berthier, prince de Neufchâtel, se composait d’un secrétariat et des aides de camp de l’empereur : ses officiers de liaison. Le second comprenait normalement trois chefs d’état-major adjoints, dont les fonctions étaient analogues à celles d’un intendant général d’armée d’aujourd’hui, ainsi qu’une section topographique.

« L’état-major, écrit le colonel Vachée, n’avait aucune participation au travail de pensée de l’empereur ; il n’était pas orienté, il n’avait qu’à obéir au doigt et à l’œil : « Tenez-vous en strictement aux ordres que je vous donne, moi seul, je sais ce que je dois faire ». Voilà la consigne de Berthier. Berthier regardait comme tout à fait naturel cet effacement de sa propre personnalité : « Je ne suis rien dans l’armée. Je reçois, au nom de l’empereur, les rapports de MM. Les maréchaux et je signe les ordres pour lui, mais je suis nul pour ce qui m’est personnel » (Berthier à Soult, Osterode, 1er mars 1807). « L’empereur, monsieur le maréchal, n’a besoin ni de conseils, ni de plans de campagne. Personne ne connaît sa pensée, et notre devoir est d’obéir » (Berthier à Ney, Varsovie, 18 janvier 1807). Ce à quoi Vachée ajoute : « L’empereur disait lui-même que l’état-major général était la partie la moins nécessaire du grand quartier général ». Ce qui ne valait guère mieux, c’est que ses maréchaux étaient traités aussi cavalièrement.

Voici à ce sujet le commentaire du duc de Fezensac : « L’ordre devait être exécuté, et l’on ne s’embarrassait pas de moyens … Cette habitude de tout tenter avec les plus faibles ressources, cette volonté de ne rien voir d’impossible, cette confiance illimitée dans le succès, qui avait d’abord été une cause de nos avantages, ont fini par nous devenir fatales ».

Des historiens ont prétendu que les insuccès de l’empereur dans ses dernières campagnes étaient dus à sa mauvaise santé ou à ses déficiences physique ; il y a peu de raisons de l’admettre. La vérité, c’est que son activité, et non sa léthargie, fut tout autant cause de sa chute que de son ascension, car elle le porta à croire qu’il pouvait cumuler les fonctions de commandant en chef et de chef d’état-major. Aussi quand il eut besoin d’officiers d’état-major expérimentés, il ne devait pas en trouver. Caulaincourt nous informe qu’en 1812, « L’état-major ne prévoyait rien, mais l’empereur voulant tout faire, tout ordonner, personne, même le major général, n’osait prendre sur soi la responsabilité de l’ordre le plus insignifiant ». D’Odeleben nous dit qu’en 1813, l’état-major était même moins à la hauteur de sa tâche que l’année précédente, et « qu’au total, l’armée, dans cette campagne, était une machine trop compliquée et trop imparfaite pour qu’on eût pu établir de l’ensemble… La multitude des mouvements, qui survinrent plus tard, firent naître des difficultés que toute l’autorité de Napoléon ne pouvait pas toujours surmonter ».

Les maréchaux de Napoléon n’avaient pas été dressés à commander, seulement à obéir. C’étaient des compagnons d’armes, non des chefs, des princes vassaux, dont beaucoup avaient été élevés à leur dignités pour raisons dynastiques, politique et personnelles. Après sa chute, juste avant son départ pour l’île d’Elbe, Napoléon disait à Caulaincourt « qu’il se reprochait d’avoir employé autant de maréchaux dans ces derniers temps, parce qu’ils étaient devenus trop riches, trop grands seigneurs et que la guerre les fatiguait. Les affaires eussent, selon lui, bien mieux été, s’il eût donné les commandements à de bons divisionnaires, qui eussent eu un bâton à gagner ».

Il y a là du vrai, mais ce fut sa méthode de commandement, plus que ces imperfections, qui les avaient annihilés.

LA POLITIQUE – Son principal adversaire fut constamment l’Angleterre qui, fournissant des subsides à ses alliés du continent, monta contre lui coalition sur coalition. La lutte qu’il soutint contre elle ne fut pas celle du juste et de l’injuste, mais la lutte pour la survie des deux puissances surgie des débuts de la Révolution Industrielle. L’Angleterre devait exporter ses produits manufacturés pour rester prospère et puissante. La France, pour demeurer prospère et maintenir sa puissance, devait protéger ses industries naissantes. Metternich le disait bien : « Chacun savait que l’Angleterre ne pouvait céder sur cette question (le problème maritime) qui était pour elle celle de la vie ou de la mort ». Et ce fut parce que Napoléon le comprenait, qu’il imagina ce que l’on a appelé le Blocus Continental, la fermeture de tous les ports de continent à la navigation britannique pour étrangler le commerce de l’Angleterre et saper son crédit sans lequel elle ne pouvait lever des ennemis contre lui ».

« La puissance de l’Angleterre, disait-il, ne repose que sur le monopole qu’elle exerce sur les autres nations et ne peut se soutenir que par lui. Pourquoi ferait-elle seule les bénéfices que tant de millions d’autres individus peuvent faire avec elles ? ». Ou encore : « L’intérêt de cette Europe, qui semble l’entourer de sa bienveillance, n’est compté pour rien par les marchands de Londres. Ils sacrifieraient tous les Etats de l’Europe, le monde entier, à une de leurs spéculations. Si la dette de l’Angleterre était moins considérable, peut-être serait-elle plus raisonnables. C’est le besoin de la payer, de soutenir sont crédit qui la pousse… ».

Dans sa lutte contre l’Angleterre, il voyait « le fond et la solution de toutes les questions qui agitent le monde et même les individus ». L’Angleterre était par conséquent son seul ennemi, comme il le disait à Caulaincourt : « Il ne poursuivait que l’Angleterre ; son commerce se représentant sous toutes les formes, il était obligé de la poursuivre partout ». C’est de ces visées que surgit son idée d’un empire universel. D’une arme destinée à détruire l’Angleterre, le Blocus Continental devint un instrument, grâce auquel serait réalisée une nouvelle conception du monde : la vision d’une Europe unie par la concorde.

A Saint-Hélène, par le truchement de Las Cases, il fit connaître au monde que son but avait été l’union des grandes nations européennes, jusque-là divisées et morcelées par la révolution et la politique, en une confédération unie par l’unité des codes, des principes, des opinions, des sentiments et des intérêts. Il rêvait d’établir à sa tête, sous l’égide de son empire, une assemblée centrale inspirée du Congrès américain ou des Amphictyonies de Grèce pour veiller sur le bien public de la grande famille européenne. Sa déchéance avait dissipé son rêve : « Quoiqu’il en soit, disait-il, cette agglomération arrivera tôt ou tard par la force des choses. L’impulsion est donnée, et je ne pense pas qu’après ma chute et la disparition de mon système, il y ait en Europe d’autre grand équilibre possible que l’agglomération et la confédération des grands peuples. Le premier souverain qui, au milieu de la première grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trouvera à la tête de l’Europe et pourra tenter tout ce qu’il voudra ».

LA GRANDE STRATEGIE – Une Europe fédérée était honnie de l’Angleterre, parce que celle-ci, en face d’elle, ne pouvait survivre comme puissance maritime dominante. C’était par conséquent, entre elle et la France, une lutte à mort, une lutte où à peine Napoléon avait anéanti l’une de ses coalitions qu’une autre surgissait de ses cendres. Pour qu’il atteigne son but, il était nécessaire qu’il soumette l’Angleterre, sans indisposer les puissances continentales. Si elles l’étaient, elles s’uniraient d’autant plus rapidement avec l’Angleterre. C’est à ce résultat qu’aboutit le Blocus Continental. Non seulement il priva les nations du continent des marchandises que seule l’Angleterre pouvait leur fournir, mais encore les entraîna, toutes sans exception, dans sa guerre contre l’Angleterre. Sa grande stratégie fut, par conséquent, en défaut. Ce ne fut plus qu’un expédient, remplaçant la flotte qu’il avait perdue à Trafalgar en 1805.

Aussitôt après la bataille d’Iéna, l’empereur institua le Blocus Continental par le décret de Berlin. L’Angleterre usa aussitôt de représailles par un décret interdisant le commerce des neutres avec la France et ses alliés. C’est ainsi que fut déclenchée une guerre économique, et après la défaite des Russes à Friedland le 7 juillet 1807, la Russie et la Prusse acceptèrent de s’unir avec la France contre l’Angleterre. Avec ce succès à son compte, Napoléon étendit le blocus au Danemark, au Portugal, à l’Espagne et, par la suite, à la Hollande. En mars 1809, il mit son frère Joseph sur le trône d’Espagne et la conséquence en fut le déchaînement de la guerre d’Espagne. La guerre avec l’Autriche s’ensuivit. Peu après les victoires d’Eckmulh et de Wagram, l’alliance franco-russe commença à faiblir, et en 1810, le tsar Alexandre permit aux navires de commerce anglais de pénétrer dans les ports russes. Alors la situation se détériora si rapidement que Napoléon fit remarquer à Caulaincourt : « La guerre se produira malgré moi, malgré l’empereur Alexandre, en dépit des intérêts de la France et de ceux de la Russie. Je l’ai constaté si souvent que c’est ma propre expérience du passé qui me dévoile l’avenir… C’est toute une scène d’opéra dont l’Angleterre contrôle les rouages ». Lorsqu’à Saint-Hélène, il dit à Las Cases : « La Russie était la dernière ressource de l’Angleterre. La paix du monde entier reposait sur la Russie. Hélas ! L’or anglais s’est montré plus puissant que mes plans ».

La campagne désastreuse de Napoléon en Russie suivit ; en 1813, il fut battu de manière décisive par la Russie, l’Autriche, la Prusse et la Suède à Leipzig, et, le 11 avril 1814, il abdiqua son trône. C’est ainsi que sa politique et sa grande stratégie échouèrent toutes deux complètement. Tant que l’Angleterre fut dans la lutte, il ne put attacher à son trône l’Europe qu’il avait pu envahir, parce qu’en faisant sa conquête, il vendait son droit d’aînesse à ses peuples.

En 1792, l’esprit du nationalisme français éveillé par la Révolution, devint l’âme des armées françaises, et, s’il n’en avait pas été ainsi, il n’y aurait jamais eu de Napoléon. Celui-ci, après Iéna, commença à gaspiller son héritage. Ses exactions réveillèrent, d’abord en Espagne, puis en Autriche, ensuite en Prusse et, pour finir, dans toute l’Europe, un esprit identique à celui qui avait propulsé ses armées à travers ce continent. En Espagne, les guérillas espagnoles, autant que la petite armée de Wellington, immobilisèrent un grand nombre de ses soldats. En 1809, l’Autriche adopta la conscription, et lorsque, le 13 mars 1813, la Prusse, alliée de la Russie, lui déclara la guerre, elle proclama aussitôt la levée en masse. Tout homme ne servant pas dans l’armée régulière ou landwehr devait seconder l’armée, en agissant contre les communications et les arrières de l’ennemi. Les habitants devaient combattre jusqu’à la mort, avec tous les moyens en leur pouvoir. L’ennemi devait être harcelé, son ravitaillement coupé et ses traînards massacrés. On ne devait pas porter d’uniforme, et à l’approche de l’ennemi, on devait abandonner les villages et chercher refuge dans les bois et les collines, après avoir détruit tous les stocks de vivres et brûler les moulins, les ponts et les bateaux. « Tels sont, écrit Fain, les nouveaux moyens que les ennemis de Napoléon se proposent d’employer contre lui ». Ce devait être une répétition de 1792.

C’est ainsi que Napoléon, tout comme un missionnaire – il en était vraiment un, avec un sabre et des canons – prêcha de long en large et d’un bout à l’autre de l’Europe, l’évangile de la nation armée qui, avec le temps, devint le credo militaire de tous ses peuples turbulents. Il y a là un lien immatériel avec ce que Stanislas de Girardin raconte dans ses Mémoires sur la visite de Napoléon au tombeau de Jean-Jacques Rousseau. Il répondit à une question de Girardin : « Eh bien ! l’avenir dira s’il n’eût pas mieux valu pour le repos de la Terre, que ni Rousseau, ni moi n’eussions existé ».