Eylau, le 8 février 1807 - le
capitaine Krettly, envoyé du Maréchal Lannes, apporte une dépêche à
l'Empereur. Celui-ci, satisfait du travail de l'officier, le renvoi au combat :
Krettly participe avec bravoure à la charge "des 80 escadrons" du Maréchal
Murat qui permet de rétablir la situation devenue critique avec l'effondrement
du VIIe corps du Maréchal Augereau. Témoin des jours suivants, Krettly dépeint
la désolation de ce champ de bataille où l'Empereur exprimera une émotion
visiblement non feinte.
[...] voici mon accoutrement à
ce moment. J'étais en uniforme de pelisse, mon sabre au côté, des pistolets
attachés avec un mouchoir à ma ceinture, un colback sur ma tête et un carrick
sur mon dos ; mes longs cheveux, qui formaient d’ordinaire la queue, que nous
portions encore de ce temps, flottaient, en partie sur mes épaules, en partie
sur ma poitrine, et me donnaient, on le comprend, un air passablement farouche.
Ajoutez à tout cela que j'étais couvert de neige, et que ma chevelure était
semée de petites perles gelées par le froid. C'est dans cette tenue que, le 8
février 1807, j'abordais l'empereur dans les plaines de Preussich-Eylau.
"Que me veut cet homme
?" demanda brusquement Napoléon en me voyant arriver.
- Sire, votre officier de dépêches
arrivant du 5ème corps d'armée
- Ah !... Enfin des nouvelles !
Je lui tendis la lettre de
Savary. Il brisa le cachet, déplia la dépêche et la parcourut rapidement. Au
fur et à mesure qu’il lisait, son front se déridait, et, quand il eut fini,
il poussa un soupir de soulagement en disant :
"Ah ! il était temps
!"
J'avais sauté à bas de mon
cheval. Il me regarda avec étonnement
"Comment... ? à poil
?"
- Sire, je n'ai pas fait la
route entière comme cela mais une quinzaine de lieues ne sont pas une affaire,
quand il s'agit de votre service...
Il sourit. Puis, se tournant
rapidement, il dit aux officiers en faisant un geste de la main :
"Messieurs, un peu en arrière,
je vous en prie"
Tous s'étant éloignés, il
s'approcha de moi.
"Maintenant," me
demanda-t-il à voix basse, "conte-moi comment tout cela s'est passé,
...vite..."
Je lui racontais toutes les
particularités de mon voyage, sans oublier le massacre de l'ambulance, ce qui
l'impressionna beaucoup. Quand j'eus terminé, il mit un doigt sur sa bouche en
me disant :
"Surtout, je te défends de
parler à qui que ce soit de ce que tu as vu. Va rejoindre ton escadron, je suis
content de toi"
J'avais à peine fait cinquante
ou soixante pas, que je rencontrai le prince Berthier et le maréchal Bessières.
"Eh bien ! quelles
nouvelles ?" me dirent ces messieurs
Je me trouvai fort embarrassé.
"L'empereur m'a cousu la
bouche" leur répondis-je
- Ah ! c'est différent, fit le
maréchal Bessières. Je comprends. C'est bien
- Monsieur le maréchal, repris-je, Votre Excellence pourrait-elle m’indiquer où je pourrai trouver mon régiment?
Le maréchal Berthier me donna ce renseignement. Comme je le saluais pour le remercier, il s’aperçut que je n'avais pas de monture.
"Tu as perdu ton cheval ?
Je vais t'en donner un pour retourner à ton corps"
Je l'acceptais bien volontiers;
mais comme j'eus le bonheur de retrouver mes trois chevaux, je renvoyais presque
aussitôt celui du prince. Mes pistolets étaient couverts de neige, et il s'en
était aperçu.
"Prends ceux qui sont dans les fontes de mon cheval" me dit-il,
"Sers-t’en bien et
conserve-les comme un souvenir de l'estime que 'ai pour toi"
Ils m'ont servi, et je les garde
toujours.
A peine avais-je eu le temps de
me mettre en tenue et de prendre le commandement de mon peloton que déjà
l'affaire s'engageait sur tous les points à la fois.
La neige n'avait pas cessé de
tomber à gros flocons depuis le matin, et on avait toutes les peines du monde
à distinguer les mouvements clos ennemis. Elle devint même, un instant, si épaisse
qu'il y eut confusion parmi nous. Plusieurs régiments se trouvèrent emportés
au milieu des ennemis où ils combattirent au corps à corps. C'était une véritable
boucherie. Napoléon donna l'ordre au maréchal Bessières de faire une charge
avec ses chasseurs à cheval, les mamelouks de la garde et les grenadiers à
cheval, sur un carré qu'avaient formé les Russes. Mais ce carré en cachait un
autre, et nous fûmes forcés, momentanément du moins, de battre en retraite.
Alors nous trouvâmes devant nous dix-huit pièces d'artillerie en batterie pour
nous foudroyer. Le danger était imminent. Le général Daumesnil accourt et,
m'apercevant, il s'écrie :
"A moi, Krettly ! Aux pièces
! En avant !"
Je l’avais entendu et compris.
J'arrivais presque aussitôt que lui, et le reste de l'escadron nous suivit. On
fondit sur les pièces, sabrant les canonniers. D'un coup de pistolet, je tue le
commandant des batteries, puis je continue à frapper tout ce qui se présente.
Bientôt les dix-huit pièces furent prises et on les amena en triomphe.
L'action continuait, acharnée,
sur tous les autres points, mais ce fut le maréchal Davoust qui, en repoussant
toute la gauche des Russes, décida du sort de la bataille.
Les ennemis chantèrent
cependant un Te Deum. Pourquoi ? Ils auraient bien dû plutôt entonner des
chants funèbres, car leurs pertes étaient plus grandes que les nôtres, ils
nous avaient laissé seize drapeaux et soixante trois pièces de canon. La terre
était couverte de cadavres, de blessés, de mourants ; sur la neige on voyait
de longues traces de sang. Cependant la présence de l'empereur semblait donner
un peu de vie sur ce champ de bataille lugubre. La garde, sous ses yeux,
transportait à l'ambulance les blessés ennemis, qui lui tendaient les mains
pour le remercier de cet acte d'humanité dont ils ne le croyaient pas capable ;
car, d'après les aveux qu'ils nous firent, on le leur avait dépeint comme un
homme féroce, une sorte de tigre altéré de sang. Et pourtant !... Je fus
moi-même témoin d'un de ces moments d'affliction qu'il éprouvait quand il
songeait à tant de ses braves soldats tombés dans cette sanglante affaire.
"Je souffre, mon cher
Berthier" disait-il au maréchal, "de voir tout cela. Mais quel
courage ont ces hommes !"
En effet, il fallait beaucoup de
courage au soldat pour supporter le froid, la faim, les fatigues de toutes
sortes et des batailles comme celle-là.
Pendant qu'il causait avec le
prince Berthier, on relevait les corps de deux braves généraux : le général
d'Hautpoul, qui commandait la brigade des cuirassiers, et le général Dalhmann,
commandant les chasseurs à cheval de la garde impériale.
"Oh !" s'écria-t-il,
"Quelle perte ! c'est irréparable. Ce n'étaient point là des hommes
d'argent ni de trahison"
Il pencha tristement la tête,
et, lorsque les cadavres passèrent devant lui, je l'entendis sangloter. Il ôta
religieusement son chapeau et dit d'une voix étouffée :
"Adieu, mes frères
d'armes, mes braves compagnons ! Adieu... Honneur à vous !"
Il ordonna aussitôt de
rassembler tous les officiers et d'accompagner ces deux héros à leur dernière
demeure. Il ne voulut pas séparer ceux qu'une mort héroïque avait réunis,
une même fosse les reçut. Les regrets de l'empereur, le recueillement
de tant de vieux soldats, les marches funèbres, les discours d'adieu, tout cela
m'impressionna et augmenta la tristesse que j’avais déjà de perdre le général
Dalhmann, qui me portait une affection sincère depuis que je lui avais sauvé
la vie en Egypte.
Quel triste lendemain de
victoire ! L'eau manquait presque partout. Le sang des morts et des blessés s'était
mélangé dans les petites excavations au peu d'eau fangeuse que l'on trouvait,
et cette horrible et mauvaise boisson rendit malades beaucoup de soldats. Un de
ces jours, l'empereur passait avec son état-major. Plusieurs soldats, affamés,
lui crièrent en polonais :
"Papa, papa, cleba, cleba
!"
Ce qui signifie : "Du pain,
du pain !". Il répondit d'une voix sourde et affectueuse :
"Nima, mes enfants, nima
!" (Je n'en ai pas, mes enfants, je n'en ai pas !)
Je n'ai jamais oublié cette scène.
Je rapporte ces paroles, mais je ne puis rendre l'expression de tendresse et de
douleur qu'il mettait dans ces mots. A cette bataille, je fus nommé lieutenant
en premier, porte-étendard d'honneur des chasseurs à cheval de la garde impériale.
"Eylau, le 16 février
1807"
"Souvenirs historiques du capitaine Krettly, trompette-Major des guides de Bonaparte" Dirk de Lonlay et Jean Carvalho, Librairie Ch. Delagrave - Paris - 1891 (247 pages)
Eylau, le 7 février 1807 - le
capitaine du Génie Paulin, appartenant au 7e corps, évoque les difficultés
qu'il rencontra pour trouver un endroit où le corps d'armée du Maréchal
Augereau pourrait bivouaquer. Lorsqu'il put enfin s'établir pour la nuit avec
l'état major du maréchal, il réalisa que l'avant garde Française était déjà
aux prises avec les Russes dans le village de Eylau...
[...] le 7 février, après avoir dépassé Heilsberg, nous
nous trouvions au milieu des neiges. Pendant qu'il faisait jour encore, le maréchal
Augereau m'envoya examiner si son quartier général pourrait s'établir pour la
nuit dans un village qu'on voyait à une lieue environ de nous. J'y arrivai après
un temps de trot rendu pénible par la neige qui gênait la marche de mon
cheval.
Des granges, en quantité
suffisante, bien couvertes de chaume, pouvaient parfaitement nous abriter.
Satisfait de ma reconnaissance, je rejoignis à la hâte le maréchal et, en
faisant en sens inverse le chemin que je venais de parcourir, je tâchai de le
repérer le mieux possible dans ma tête pour être sûr de conduire notre état-major
à son quartier général sans faire de fausse manœuvre. Me croyant donc
parfaitement orienté, je me mis en tête de l'escorte du maréchal pour la
diriger vers le village. Au bout de près d'une demi-heure, je commençais à me
rendre compte que j'égarais notre troupe ; les quolibets, les mauvaises
plaisanteries pleuvaient déjà sur l'officier du génie qui n'avait pas su
tirer son plan ; les aides de camp surtout, qui ne pardonnent guère aux
officiers des armes spéciales d'être leurs maîtres en certaines matières,
tiraient sur moi à boulets rouges. Enfin, convaincu que j'errais à l'aventure,
n'apercevant plus d'horizon sur cette terre uniformément blanche qui, a l'entrée
de la nuit, s'était couverte de feux de bivouac se ressemblant tous et faisant
tout confondre, je m'approchais du maréchal et, chapeau bas, je lui avouais que
j'étais en train de l'égarer. Lui, meilleur pour moi que mes camarades, ne
m'adressa pas un reproche. Il dit seulement qu'il espérait bien que quelque général
dont on rencontrerait les feux partagerait avec lui son souper et son gîte,
mais que son plus grand regret était de ne pouvoir en espérer autant pour les
officiers de son état-major.
Nous cheminions ainsi, au milieu
des grogneries de gens perdant gîte et souper quand nous tombâmes tout d'un
coup dans la cavalerie du maréchal Bessières qui, à quelques pas de là,
occupait Landsberg. La joie fut grande pour moi de voir le maréchal Augereau
bien mieux de cette rencontre fortuite que dans une hutte d'un village que je
n'avais su retrouver.
Chacun de s'installer, prenant
un peu de la place du premier occupant, rognant un peu de sa chétive pitance, tâchant,
s'il le peut, de s'asseoir près d'un feu de bivouac et de manger une de ces
providentielles pommes de terre donnée par un soldat qui, sans l'avoir jamais
vu, lui disait : "Mon capitaine, approchez-vous et partageons".
Cette nuit fut marquée par un
incident, nouveau pour moi, mais qui dut se renouveler souvent durant cette dure
campagne de Pologne. J'avais pu pénétrer avec mes chevaux dans une grange ;
ils étaient attachés aux poteaux qui supportaient la charpente. Je dormais
profondément sur une botte de paille que j'avais pu me procurer. Deux heures
avant le jour, un vent froid, humide, me réveilla. Pendant toute la nuit,
autour de moi, le bruit avait été continuel ; de temps en temps quelque chose
tombait sur mon manteau ou sur le chapeau que j'avais mis sur mes yeux. Habitué
à la gêne des voisins au bivouac, harassé de fatigue, j'avais résisté à
tout ce qui aurait pu m'éveiller.
Que vis-je, en ouvrant les yeux
? Le ciel, ou plutôt la voûte brumeuse d'un brouillard intense : j'avais les
habits transpercés d'humidité. De la grange où j 'avais gîte, plus de traces
; parois, charpente, chaume, tout avait disparu ; il ne restait que le poteau où
mes trois chevaux étaient attachés. Tout avait été enlevé par les troupes
voisines, pour nourrir les chevaux ou alimenter les feux de bivouac.
Avant de m'endormir, ce soir là,
avec quelques officiers d'état-major, j'avais regardé vers le nord, où
l'obscurité du ciel était de temps en temps coupée par de longs éclairs
rougeâtres, par des myriades de jets de feu rasant le sol. On eût dit un feu
d'artifice, mais on entendait rien ; pour nos yeux expérimentés, cela voulait
pourtant dire : "On se bat là-bas".
Et ce là-bas, c'était Eylau,
d'où les Français chassaient les Russes, après un épouvantable combat de
nuit, où la mêlée avait été sanglante et meurtrière, où la baïonnette
avait eu sa part au combat comme la crosse, sans qu'un succès décisif put être
obtenu par les uns ou par les autres. Dans la mêlée, le général Sanson, mon
oncle, avait reçu deux coups de baïonnette, l'un à la figure, l'autre dans le
col.
"Souvenirs du Général Baron Paulin", [p. 37-48] Editions Plon - Paris - 1895
Eylau, le 8 février 1807 - le
capitaine du Génie Paulin, appartenant au 7e corps, raconte l'attaque de son
corps d'armée (sous les ordres du Maréchal Augereau) et sa quasi-destruction
par le feu nourri des batteries Russes. Ensuite, du haut du clocher de l'église
d'Eylau, Paulin transcrit sa vision globale du champ de bataille et du sanglant
résultat de cette terrible journée...
[...] loin de moi la prétention
de raconter la bataille d'Eylau qui était commencée ; je ne veux donner ici
que quelques vues, quelques tableaux isolés parmi ceux dont j'ai été le témoin
oculaire. Je ne veux pas citer des phrases lues ou entendues de-ci de-là, comme
en écrivent les faiseurs d'histoire de ces temps héroïques. Je veux seulement
conter quelques épisodes que j'aie vécus et qui pourront intéresser plus tard
mes neveux, lesquels, soldats comme moi, aimeront peut-être à trouver une
trace des souvenirs de celui qui les a précédés de si loin dans la carrière.
C'était le 8 février ; nous
venions de joindre enfin l'ennemi. Sa position était choisie et occupée avant
que nos colonnes en marche aient pu prendre leur rang de bataille. Aussitôt que
le petit jour le permit, le 7ème corps exécutait son mouvement de
concentration sur Eylau. Les trois divisions d'infanterie qui le composaient étaient
bonnes, fraîches, bien commandées ; la cavalerie était aux ordres du général
Beaumont ; Sénarmont commandait l'artillerie. Nous étions tout près d'Eylau,
sans cependant l'apercevoir à notre gauche tant l'atmosphère était brumeuse,
quand le général Bertrand, de toute la vitesse de son cheval, accourut auprès
du maréchal Augereau avec l'ordre, de la part de l'Empereur, de porter le 7ème
corps en avant et d'attaquer à l'instant même l'ennemi qui lui fait face.
A ce moment, nous ne pouvons
rien distinguer. La neige, à gros flocons, poussée par un violent vent du
nord, nous aveuglait en nous frappant au visage. Nous allons nous ébranler,
attaquer […]. Mais, au contraire, c'est nous qui sommes attaqués avec fureur,
par un ennemi qui nous voit et que nous ne pouvons apercevoir. Nos divisions en
colonne n'ont pas le temps de se déployer [...]. Une épouvantable canonnade
bouleverse nos masses et, dans le trouble qu'elle cause, les cosaques poussent
une vigoureuse charge en tête et en queue.
Le général de division
Desjardins, à pied, est atteint d'une balle à la tête ; en tournoyant, il
balbutie un commandement et tombe raide mort ; le général de division Heudelet
reçoit un biscaïen dans le ventre ; le colonel Macchei, irlandais, sous-chef
d'état-major, tenait à deux mains les rênes de son cheval ; le même boulet
lui enlève les deux poignets. Tout est désordre, confusion, stupeur, sous
l'avalanche des coups qui redoublent...
On est obligé de mettre un peu
d'espace entre soi et un ennemi dont le feu vous écrase et qu'il est impossible
de voir. On commence un mouvement rétrograde qui achève de tout perdre. Les
boulets russes s'enfoncent dans toute la profondeur de nos colonnes en retraite
et achèvent d'y porter un désordre inouï.
Dans cet instant, je me trouvais
placé à côté du maréchal, à sa droite ; grave, il ne proférait pas une
parole. Moins aguerri que lui, je me sentais frissonner, lorsqu'un boulet, avec
ce bruit flasque du fer qui s'enfonce dans une masse peu résistante, traversa,
par le dos, le corps du capitaine du génie Fossarde, qui était botte à botte
avec moi. D'instinct je tournais la tête vers le maréchal comme pour le prévenir
du danger qui le menaçait. Je vois encore, je verrai toujours le regard qu'il
me lança pour me dire de maîtriser mon émotion dans une situation qui
exigeait tant de sang-froid. C'était toujours la sévère figure des campagnes
d'Italie, cette haute stature, ce coup d'œil incisif et ce nez de grand oiseau
de proie ; c'était toujours cette tête, aux traits si fortement caractérisés,
qu'enveloppait, à la manière des guérilleros, un grand mouchoir blanc,
duquel, sur chaque tempe, s'échappaient les boucles d'une chevelure en désordre,
dépoudrée, ondulant au vent. Il portait son chapeau à plumes blanches ; la
corne en avant et de travers, sur le côté droit le pantalon blanc, les bottes
à retroussis jaunes, d'où pendaient deux grands tirants, selon la mode du
temps.
A peine eut-il réprimé par ce
regard expressif l'impression qu'il avait vu se manifester sur mes traits, que
lui-même est heurté, entraîné, renversé par une multitude effarée. Il
tombe tout d'un coup, dans cette mêlée, avec son cheval, complètement engagé
sous sa monture. Ce n'est qu'avec les efforts réunis de tous ceux qui
l'entouraient qu'on parvient à le relever. Le maréchal chancelle, sous l'étreinte
de la douleur mais, heureusement, cette douleur n'est que le résultat de sa
chute ; il a reçu, à la hanche gauche, une très forte contusion, causée par
la coquille de son épée prise entre le sol et lui, pendant qu'il était sous
son cheval.
Tout à coup, et sans que je
puisse me rendre compte comment, je me trouve séparé du maréchal, dont je
soutenais le bras, et me trouve au milieu d'une charge de cosaques poussée plus
à fond que la première. Je le perds de vue et ne reconnais plus un seul
camarade sur ce champ de carnage où tout, autour de moi, semble avoir cessé de
vivre.
Marcelin Marbot, qui quelques
instants auparavant avait mis le sabre à la main, le fixant au poignet avec son
mouchoir de poche tressé, avait disparu . Je restais seul de l'état-major du 7ème
corps dont les lambeaux couraient éparpillés.
La mort et le désordre surtout
avaient soufflé dessus, comme le vent soufflait sur la neige qu'il chassait
devant lui. Dire ce qu'en vingt minutes, à peu près, étaient devenues trois
belles divisions d'infanterie et une bonne cavalerie, est une chose impossible,
et la pensée se révolte à ce souvenir, car jamais l'histoire des guerres n'a
présenté d'exemple d'une dislocation aussi instantanée. Tout avait disparu,
comme anéanti. Mais grâce à l'atmosphère obscurcie par la neige, les Russes
n'osèrent pas poursuivre le 7ème corps, qui, bien que n'existant
plus sur le champ de bataille, n'en était pas détruit pour cela.
On apercevait encore, de distance en distance, sur les petits monticules dont était parsemé le terrain, des groupes de fantassins pelotonnés pour résister aux attaques des cosaques qui fouillaient la plaine. Ces groupes étaient les débris d'un beau régiment dont j'ai le regret d'avoir oublié le numéro. Ils voulaient tenir bon, se cramponnaient au
terrain, ne cédaient pas. Je
vois encore un de ces hommes, petit, nerveux, sec comme une allumette, avec des
jambes de cerf serrées dans des guêtres noires à boutons plats en cuivre
jaune, montant jusqu'aux jarrets, me criant, dans son exaltation :
"Capitaine, ils n'iront pas plus loin. Ils n'iront pas plus loin, capitaine
!" et, du bout de son briquet, il traçait une barre sur la neige. Vaine démonstration
; les Russes, il est vrai, n'allaient pas plus loin voyant le peu d'importance
de ces groupes, ils les abandonnaient pour se jeter au fort de la bataille, pour
prendre part à l'attaque principale contre l'Empereur.
Que devenir ? [...]. Je ne
savais plus où était le maréchal ; j'ignorais où était son état-major. Il
ne pouvait me venir à la pensée de reculer pour aller à leur recherche. J'étais
bien monté ; je marchais au canon qui tonnait du côté d'Eylau. J'allais tâcher
de joindre l'état-major du génie de l'armée et le général Chasseloup. En
route, je rencontrai le capitaine du génie Lesecq, de la division Desjardins ;
son cheval venait d'être tué, et il cherchait comme moi à rejoindre le général
Chasseloup. Sur son dos, il portait son harnachement, espérant bien se procurer
quelque cheval sans cavalier pour terminer la journée. Nous entrâmes ensemble
dans Eylau.
Là, c'était un horrible combat
: Russes et Français se combattaient aussi loin que pouvait s'étendre la vue,
dans cette journée de brume et de neige. Les succès se balançaient ; au
moment où nous arrivions, les maréchaux Soult et Davout luttaient avec une
apparence d'avantage, et à chaque instant on attendait l'arrivée du maréchal
Ney, alors occupé à refouler le corps prussien qui voulait l'empêcher devenir
prendre part à la lutte en lui barrant le passage. Cependant la victoire,
lente, incertaine, suspendue entre les Russes et nous, devait attendre encore de
longues heures avant de se décider.
Tout d'un coup, la neige cesse
de tomber, et le ciel s'éclaircit un peu. L'Empereur, entouré de la Garde, est
à cheval, sur la petite éminence où se trouvent l'église et le cimetière
d'Eylau. Il ne dit rien, mais ses yeux, fixes, ne se détachent pas d'une masse
noire, compacte, qui s'avance silencieuse...
- Ce sont les Russes... Tel est le cri qui court de rang en rang dans l'état-major impérial.
- Ce n'est pas possible... ils
n'oseraient pas... dit l'Empereur en serrant convulsivement les rênes de son
cheval.
A peine a-t-il parlé que la réalité
saute aux yeux de tous. Et la Garde, qui ruminait sa vengeance, s'ébranle d'un
seul mouvement. Les chasseurs à cheval sont partis comme un coup de canon à la
suite du général Lepic qui les commande. Ils ont rompu, traversé ces épais
bataillons tout court arrêtés... Et ils sont sur les derrières de l'ennemi
avant que celui-ci ait seulement le temps de revenir de sa stupéfaction,
confondu qu'il est de cette charge de géants.
Ce mouvement irrésistible des
chasseurs entraîne tout les autres corps de la Garde qui agissent sur les
flancs, et cette colonne russe qui marchait comme à l'exercice avec un calme
admirablement effrayant est rompue, brisée, mise dans l'impossibilité de faire
un pas en avant.
Le général Lepic, après avoir traversé les colonnes russes, se reforme sur leurs derrières, et il doit encore se faire jour au travers de cette muraille vivante d'hommes et de fer qui, ouverte un instant, s'est soudainement refermée sur lui.
- Rendez-vous... lui crie-ton.
L'on blasphème ! Pour toute réponse, blasphème aussi vibrant que s'il fût
sorti de la poitrine de Stentor. Cette voix enflamme ses chasseurs qui, terrible
ouragan, chargent et brisent une deuxième fois les Russes stupéfaits et,
couverts de sang, se retrouvent, vrai phalange de Titans, face à l'Empereur
qu'ils viennent de servir avec autant de vaillance que de bonheur. Dès ce
moment, les attaques des Russes, d'abord si violentes, faiblissent... Les nôtres
reprennent une impétuosité nouvelle et la nuit vient suspendre cette lutte qui
durait depuis la veille au soir.
Cette irruption spontanée de la
Garde en plein milieu des Russes, je la vis et pus l'examiner parfaitement bien.
J'étais admirablement placé pour cela. Le clocher d'Eylau bien que percé à
jour, pulvérisé par les boulets ennemis, conservait son escalier, à quelques
marches près. Je grimpais au sommet, d'où rien de ce spectacle effroyablement
grandiose n'échappait à mes yeux.
J'étais tout absorbé par ce
drame, quand arriva près de moi le général Chasseloup qui, il est vrai, ne
fit pas une longue station sur cette plate-forme trop souvent saluée par
l'artillerie russe. D'un coup d'œil expérimenté, sûr, il avait vu ce qu'il
devait voir et, sans s'attarder inutilement au danger, il partait à la hâte
pour aller en rendre compte à l'Empereur. Supériorité des vieux généraux
sur les jeunes capitaines sans expérience et calme de l'âge mûr, mille fois
plus précieux que l'insensée témérité de la jeunesse.
Malgré la gravité de la
situation, un véritable fou rire me secoua au moment où le général
Chasseloup quittait le clocher. Qu'on se figure mon vénérable général,
quelque peu impatient des volées de coups de canon qui ne cessaient de raser
nos têtes, pressé de retrouver le débouché du tortueux escalier du clocher,
s'y engouffrer. Gêné par son épée si courte qu'elle fût, elle accrochait
encore les murs déchirés par les projectiles et battait chaque marche avec un
bruit de vieille ferraille, pendant que, par derrière, j'emboîtais le pas et
marchais sur la pointe de l'arme redoutable, manquant à chaque instant de faire
ainsi dégringoler le général.
La nuit arrivait pourtant. Le
canon grondait toujours et labourait encore cette vaste plaine blanche, parsemée
de lambeaux bleus, de lambeaux verts aux formes indécises et confuses [...].
La fusillade reprenait de temps
en temps, au moment même où, après un court silence, on espérait la voir
cesser tout à fait. Mais, toujours implacable dans ses coups de hasard, elle
venait achever de pauvres blessés qui, se traînant sur la neige rougie de leur
sang, levaient les bras pour appeler des secours. Elle achevait ces pauvres
chevaux mutilés, si admirables quelques heures auparavant dans la charge
gigantesque de Lepic.
Des deux côtés on se guettait,
épiant le moindre mouvement qui indiquerait une attaque de nuit [...]. On la
craint toujours d'un adversaire qui veut masquer un mouvement de retraite et
cela, surtout, après une journée où, toutes les troupes avaient été engagées
complètement, il ne reste plus un seul corps frais, bien tans la main, prêt à
donner avec unité et vigueur. Les paniques nocturnes sont si subîtes,
s'emparent si promptement des masses en désordre, que le vainqueur, ou pour
mieux dire le moins éprouvé, peut prendre l'épouvante et ramener ainsi la
fortune à un adversaire prêt à quitter le champ de bataille.
A la tombée de la nuit, je
rencontrai Sabatier, chef de bataillon du génie, chef d'état-major du général
Chasseloup. Ensemble, nous nous joignîmes à quelques officiers sous ses ordres
dans une salle basse d'une maison d'Eylau. Personne ne dormait ; on prêtait
l'oreille au moindre bruit de temps en temps, l'un ou l'autre d'entre nous
allait faire un tour dehors et revenait en disant : "Rien tout est
tranquille". Pour chacun de nous, la conviction était que tout allait
recommencer, tant il est vrai que l'on ne voit que ses blessures sans bien juger
exactement celles de l'ennemi. Aussi nos chevaux étaient-ils prêts lorsque
nous entendîmes battre la diane.
L'ordre, si nécessaire pour le
maniement des masses, et sans lequel il n'existe pas de force véritable, s’était
rétabli durant la nuit, grâce aux instructions données à tous les chefs de
corps et au travail que l'Empereur fit avec Berthier ; pendant que l'armée
reposait, les officiers d'ordonnance de Sa Majesté couraient de tous côtés
sur le champ de bataille, aux pâles reflets de la neige, à la lueur de l'aube.
Le jour parut enfin. C'étaient
les mêmes lieux, couverts de débris, de morts, de mourants, mais silencieux le
même ciel gris, morne, froid. On se regardait, on doutait, on n'osait croire à
des pronostics qui annonçaient des désastres chez les Russes et on se préparait
à recommencer les batteries étaient réapprovisionnées ; les cartouches étaient
distribuées à tous les régiments.
Un spectacle impressionnant vint
alors frapper mes yeux, lorsque, pour lui rendre compte d'une mission qu'il
m'avait donnée, je m'approchai, chapeau bas, du général Chasseloup, placé à
côté de l'Empereur. Debout, les traits fatigués, mais la physionomie toujours
majestueuse, l'œil animé, Napoléon expliquait à ses maréchaux ce qu'allait
faire l'ennemi, qui ne pouvait plus oser une nouvelle lutte. La constance, la
ferme attitude de son armée avait achevé la défaite des Russes.
- Pour deux armées qui, pendant
une journée entière, se sont fait d'énormes blessures, le champ de bataille
appartient à celui qui, fort de sa constance, ne veut pas le quitter celui-là
est incontestablement le plus fort ".
[...]
- Et ne voyez-vous pas que les
Russes ont usé hier jusqu'à leur dernière ressource, ils se retirent vaincus,
ils ont commencé leur mouvement rétrograde à l'entrée de la nuit pour être
au jour hors de notre atteinte... s'est écrié l'Empereur, et au même instant,
il envoie chacun à son poste. Tous les maréchaux, chapeau bas, attendaient ce
signal [...].
"Souvenirs du Général Baron Paulin", [p. 37-48] Editions Plon - Paris - 1895