Frontières conceptuelles entre stratégie, opérations et tactique dans l'Art de la guerre 1

par Herbert Rosinski

La frontière conceptuelle entre la stratégie et la tactique possède une histoire passablement longue qui ne manque pas d’intérêt. Au cours du XVIIIe siècle, la plus haute conception de la guerre se matérialisait par des mouvements élémentaires de forces sur le champ de bataille qu’on appelait d’un seul et même terme : la tactique. Dans cet ordre d’idées, encore en 1770, Guibert intitulait sa fameuse étude sur l’art de la guerre Essai général de tactique et Berenhorst, encore plus tard, en 1803, écrivit sur "la structure bien établie et parfaitement assimilée qu’on appelle tactique".

Cependant, ce ne fut que vers la fin de la seconde moitié de ce siècle que les études sur l’art de la guerre se développèrent de plus en plus, et le besoin de posséder un nouveau terme se fit sentir pour différencier les aspects essentiels de la guerre, le commandement des forces et la conduite des campagnes, de la disposition des forces sur le champ de bataille. Pour définir les premiers, Maizeroy, dès 1771, employa en France un terme nouveau : celui de stratégie, d’après le grec strategein, conduire une armée. Cependant, dans ce pays, ce terme mit longtemps à être accepté ; Guibert, Jomini et Napoléon lui-même lui préférèrent l’expression de "grande tactique" pour signifier les hautes sphères de la guerre. Cette très vive répugnance pour adopter "stratégie" était due au fait que les distinctions définies par ce terme ne paraissaient pas relever d’une réalité pratique et vitale.

En Allemagne, le sort qu’eut cette distinction fut entièrement différent. En 1801, Dietrich Heinrich von Bulöw la fit connaître au public dans son Der Geist des neuern Kriegssystems (chapitre II). La différence sur laquelle il a tenté de la fonder - à savoir la possibilité de garder les troupes dans un ordre dispersé dans le contexte stratégique, donc hors de vue de l’ennemi, contrastant avec la nécessité de les garder strictement alignées dans le contexte tactique - s’est montrée trop insignifiante pour permettre une si nette distinction. Toutefois, bien qu’elle ne fût intrinsèquement guère mieux fondée que ses autres idées, elle joua un rôle très important dans l’évolution de la pensée militaire car, trois ans plus tard, elle permit au jeune Clausewitz de se faire connaître pour la première fois en s’opposant à von Bulöw et en proposant une distinction qu’il avait conçue et qu’il défendra toujours au cours des développements successifs de ses idées. Cette distinction fut acceptée presque universellement, non seulement en Allemagne mais aussi dans le monde entier. Clausewitz la présentait de la manière suivante : "La tactique est la théorie de l’emploi des forces au combat alors que la stratégie est celle de l’emploi des combats en vue de la décision finale" (Vom Kriege, II, 1).

Cette définition a l’avantage unique (sur de nombreuses autres par la suite calquées sur elle) de ne pas se contenter de circonscrire les deux domaines de la stratégie et de la tactique, mais de s’efforcer de rechercher la solution jusque dans ses racines. En débutant par ce que l’expérience nous enseigne - à savoir que rarement, dans une guerre, la décision finale a été obtenue après une seule bataille, mais qu’au contraire elle est l’aboutissement d’une succession de rencontres -, Clausewitz est arrivé à cette conclusion fondamentale qu’il existe une différence essentielle entre conduire un combat unique et coordonner les résultats avec ceux d’autres rencontres afin de provoquer l’effondrement intégral de la puissance de l’adversaire lors de la décision finale. Cette différence, poursuivait-il, avait été vaguement ressentie par le plus grand nombre des écrivains militaires, mais leur analyse n’avait pas été suffisamment profonde pour apprécier sa vraie nature. Cependant, une telle mise au point était indispensable, car le but initial de toute théorie est de clarifier les concepts et les idées qui ont été brassés ensemble, pour ne pas dire entremêlés et rendus confus.

Ce n’est que lorsque les termes et les concepts ont été bien compris que l’on peut avancer avec aisance et certitude dans l’étude des faits eux-mêmes, assuré de se trouver toujours en accord avec le lecteur en ce qui concerne le point de vue d’où ces faits ont été observés.

La tactique et la stratégie sont des opérations s’interpénétrant mutuellement dans le temps et dans l’espace, mais qui sont de nature différente. Leurs lois internes et leurs relations ne peuvent être convenablement comprises sans qu’on ait d’abord clairement fixé les limites de leurs concepts. Ainsi, pour Clausewitz, cette distinction n’était pas une question de terminologie mais l’expression d’une différence profonde et d’une grande portée pratique pour leur application correcte. Un exemple éclairant de cette différence est analysé longuement par Clausewitz dans le problème de la conservation d’une réserve (Vom Kriege, III, 12) ; il pense que les conditions particulières du combat considéré en lui-même, non seulement permettent l’emploi successif des forces, mais aussi font de cet emploi successif un des principaux moyens à la disposition du général en chef pour que le sort des armes lui soit favorable. En fait, pour Clausewitz, l’emploi des réserves dans la bataille a constitué la différence fondamentale entre la bataille moderne napoléonienne et celles du XVIIIe siècle dans lesquelles la totalité des forces armées ou presque était engagée en même temps.

En revanche, Clausewitz rejette avec force toute possibilité d’emploi successif des forces dans le domaine stratégique ; il décrète comme étant l’un des quelques préceptes qu’il qualifie pompeusement de Loi (Gesetz) l’engagement stratégique simultané de toutes les forces disponibles ; c’est pour lui une règle qu’on ne peut enfreindre que dans des conditions exceptionnelles. Tout au long de son œuvre, dans le même ordre d’idées, nous le voyons opposer les conditions de l’action dans le domaine tactique à celles du domaine stratégique (voir Livre VI, 1). Quelles sont les relations entre l’attaque et la défense dans le domaine de la tactique (Livre VI, 2) ? Quelles sont les relations entre les mêmes dans le domaine de la stratégie2 ?

Réduire la distinction entre stratégie et tactique à ses racines, c’est-à-dire atteindre la différence fondamentale entre leurs fonctions était si convaincant, si éclairant que, pendant plus d’un siècle, elle a été rarement contestée3.

Mais elle n’a pas toujours été analysée en profondeur. Toutefois, dans la forme que Clausewitz lui a donnée, cette définition contient une faiblesse fondamentale laissant apparaître une limitation de perspective générale sur laquelle les critiques français surtout ont longuement discouru, avec raison.

Clausewitz fut profondément frappé par le contraste entre la stratégie précaire et indécise des guerres du XVIIIe siècle, telle que lui-même l’avait connue au cours de ses campagnes de jeunesse, et celle, si différente, énergique et inventive, des guerres napoléoniennes. Il a inévitablement, de parti pris, choisi d’attribuer les succès de Napoléon à la recherche constante par ce dernier de l’ultime facteur décisif, la bataille, et n’a guère tenu compte des manœuvres et des pièges subtils grâce auxquels Napoléon s’assurait ce facteur de décision dans les conditions les plus favorables.

Ainsi, Clausewitz, traitant de la définition et de la théorie de la stratégie, a concentré définitivement et unilatéralement son attention sur un seul et unique moyen, la bataille, ne tenant aucun compte de l’autre, celui que Napoléon, comme nous l’avons vu, avait précisément été le premier à développer dans toutes ses possibilités, à savoir les actions stratégiques ayant pour objectif la défaite de l’adversaire par le mouvement.

Le premier à avoir compris cela semble avoir été Verdy du Vernois (Studien uber den Krieg, III, 1, p. 320). Bien que cet auteur ait tenté de compléter Clausewitz en incluant dans sa propre définition (III, l, p. 44) la "considération de tous les éléments opératoires", ni sa découverte, ni l’amélioration apportée ne semblent cependant avoir été relevées. Par le biais des victoires et des enseignements de Moltke, le terme "opération" devint un des plus familiers et des plus fréquemment employés par l’armée allemande, mais il ne reçut jamais une explication et une définition satisfaisantes et, en particulier, il ne fut jamais clairement établi qu’il avait un lien avec les deux autres : stratégie et tactique.

Enfin, nous arrivons à von der Goltz, qui établit une différence entre les opérations et la tactique par un critère purement quantitatif, comme les mouvements et les actions des grandes forces ou des grandes armées4 ; de même, plus récemment, von Taysen affirme que "la tactique est la conduite et l’emploi des troupes en vue du combat. Les opérations sont des mouvements de grandes formations. Puisque leurs objectifs sont plus lointains que ceux de la tactique, elles exigent plus d’espace et plus de temps. Leur domaine véritable est la guerre de mouvement" 5.

La tendance qui veut qu’on ne reconnaisse pas un domaine particulier aux opérations est très répandue et très caractéristique de ce manque de précision. Parfois, on les identifie simplement à la stratégie : le général Wetzell affirme ainsi que "la stratégie est l’élément opérationnel dans la conduite de la guerre" 6. Bien qu’il appartienne à l’époque moderne, le colonel Foertsch, dans son Art de la guerre, est manifestement embarrassé quand il admet que "les opérations au sens strict sont le nom qu’on donne aux mouvements qui conduisent à la bataille" ; il pense que "généralement les batailles s’incluent d’elles-mêmes dans ce terme" et est ainsi réduit à les placer dans sa nomenclature entre la tactique et la stratégie, quelque peu "en l’air" et à côté des idées de bataille et de campagne (pp. 30-31).

Jusqu’à présent, il n’y a qu’un seul auteur qui ait compris la nécessité d’une exacte clarification et qui ait fait une sérieuse tentative dans cette direction. Dans sa Théorie et pratique de l’art de la guerre (Munich, 1936), le général autrichien bien connu Alfred Kraus démontra qu’entre stratégie et tactique existait un profond fossé qui est la conduite des forces vers la bataille, tout en précisant que cet immense espace avait jusqu’ici été inclus, en partie dans la stratégie, en partie dans la tactique. À l’Académie militaire autrichienne, l’étude de Krauss n’a suscité qu’une attention mitigée ; elle fut qualifiée de "travail d’état-major opérationnel" et considérée comme d’importance secondaire, l’idée de tactique ayant prévalu. Néanmoins, il continua en disant que ce domaine opérationnel comprend tout ce qui est nécessaire pour amener les forces militaires à un niveau convenable d’entraînement dans la direction la plus favorable vers la bataille décisive en vue de la destruction de l’ennemi ; c’est-à-dire tout ce qui appartient à l’organisation des marches, à l’approvisionnement des troupes en armes et au ravitaillement en vivres. La maîtrise de ce domaine particulier concernant la direction des forces est la condition préalable pour parvenir au succès tactique et donc au succès stratégique car, avant tout, une armée doit "vivre" afin d’être capable de se battre et de vaincre.

Jusqu’ici, "l’école (la doctrine) a soulevé et soulève encore la question : de la tactique et des opérations, quel est le plus important ? Jusqu’à présent, l’école (la doctrine) a répondu : la décision est obtenue sur le champ de bataille, donc la tactique est la plus importante, d’où le manque d’intérêt pour le domaine des opérations en faveur de celui de la tactique et du simple transfert des principes de la tactique dans le domaine opérationnel, ce qui a toujours été une source d’erreurs" 7.

Voici des exemples de cette application déroutante de ces concepts tactiques au domaine opérationnel que Kraus cite :

- en 1912, Conrad s’oppose à l’attaque de Belgrade pour la raison que les Serbes avaient la supériorité tactique sur les Autrichiens ;

- un autre exemple très éclairant est la malheureuse application par le général von Bulöw de sa Gefechtszeiten Taktik à la conduite des trois armées de l’aile droite dont il avait le commandement temporaire pendant la bataille de la Marne (pp. 34-36).

L’analyse du général Kraus, tout en reconnaissant la nécessité de déterminer le domaine des opérations comme étant un terrain séparé situé entre stratégie et tactique, nous semble néanmoins pécher dans sa définition en les confondant avec les moyens techniques pour son exécution, avec le programme des marches et avec celui de l’approvisionnement, en bref, tout ce que, pendant le siècle dernier, nous avons mis sous la rubrique logistique ou dans ce que la pensée militaire allemande a appelé Generalstabsdienst et Generalstabswissenschaft. Mais, surtout, Kraus ne réussit pas à démêler les raisons profondes sous-jacentes d’une telle distribution. Par conséquent, il ne semble pas inopportun de procéder à un réexamen approfondi et méthodique de l’ensemble de la question.

En tête d’une délimitation systématique du domaine de la guerre, doit évidemment être placée la politique qui l’a fait naître et qui doit, tout au long de son déroulement, en exercer la direction suprême et se réserver l’arbitrage d’un éventuel conflit entre les diverses composantes. Parmi ces composantes de la conduite de la guerre - qu’elle soit diplomatique, militaire, économique ou psychologique -, la composante militaire, coordonnée par la direction suprême de la politique, se divise en deux groupes principaux d’actions : d’une part, le recrutement, l’entraînement, l’équipement et le ravitaillement des armées, et, d’autre part, l’emploi de ces armées en campagne contre l’adversaire. La première action relève de l’administration militaire, centralisée dans un ministère de la Guerre ou de la Défense ; quant à la seconde, elle dépend du commandement en chef ou du Conseil suprême de la guerre. La tâche du commandant en chef se nomme stratégie.

Dans ce sens, la stratégie comprend la coordination de tous les moyens militaires en vue d’atteindre l’objectif militaire, c’est-à-dire le succès par les armes nécessaires pour atteindre l’objectif que s’est fixé la politique. Cet objectif variera en fonction de la situation politique et des conditions générales et particulières de chaque guerre ; c’est ainsi que la première tâche de la stratégie est l’appréciation correcte de la nature de chaque conflit et le choix de l’objectif militaire approprié. Cela repose sur une prise de décision extrêmement importante qui consiste soit à rechercher l’effondrement complet de l’ennemi, soit à se contenter d’un des multiples objectifs limités ; on aura aussi à se prononcer entre une action offensive ou défensive pour atteindre cet objectif ; de plus, au cas où l’on aurait à conduire les hostilités sur plusieurs théâtres d’opération, on aura à choisir celui sur lequel l’effort principal se portera tout en tenant compte des liaisons entre les forces disponibles.

Tous les changements dans la méthode, dans l’intensité de l’effort et dans la distribution des forces au cours du conflit appartiennent au domaine de la stratégie, cette dernière étant la direction suprême de l’action militaire. Ainsi, des déplacements de forces d’un point à un autre - qui ont joué un rôle important dans de nombreux conflits, et tout particulièrement dans la stratégie allemande au cours des deux guerres mondiales - appartiennent au domaine des mouvements stratégiques proprement dits.

Partant de cette disposition stratégique de base ou modifiée des forces, la stratégie dispose de deux instruments qu’elle utilisera pour atteindre son objectif : les mouvements et le combat, opérations et tactique.

Les opérations ont pour objectif la défaite de l’ennemi en le contraignant à adopter une position désavantageuse, au pire, une position qui ne lui laisse aucun espoir, ou encore en lui imposant des efforts qui affaiblissent et paralysent la puissance de frappe qu’il déploie au cours de son offensive.

La tactique recherche la défaite de l’adversaire, soit par l’annihilation physique de ses forces, soit en s’attaquant à sa cohésion par la démoralisation ou par la désorganisation de ses forces.

Ainsi, les opérations et la tactique sont essentiellement coordonnées au sens où, dans une certaine limite, elles sont interchangeables et où la défaite de l’adversaire peut être recherchée, soit en donnant la préférence à des opérations, soit par des moyens d’abord tactiques selon les exigences de la situation réelle, selon les conditions générales de l’époque ou selon les particularismes des génies nationaux.

Dans des cas extrêmes - César dans la fameuse bataille d’Ilerda (l’actuelle Lérida) ou Napoléon dans la campagne qui l’a conduit à la prise d’Ulm en 1805 -, les opérations ont été suffisantes pour manœuvrer l’ennemi et le contraindre à adopter une position indéfendable dans laquelle il a été forcé de déposer les armes sans avoir la possibilité de tenter de les utiliser. Ces exemples sont exceptionnels et, en général, il sera nécessaire de combattre en partant d’une position fixée à l’avance afin d’ouvrir la voie à la manœuvre et aux opérations (bataille d’El Alamein) et de confirmer le succès obtenu par elles. Par ailleurs, le combat seul en lui-même n’est pas concevable, même si un affrontement peut se résoudre à une unique bataille : l’avance qui a permis de la livrer amènera nécessairement un élément de mouvement et, par conséquent, un élément d’opération chez les deux adversaires.

Ainsi, tandis que la stratégie représente le tout - en relation avec les dispositions générales et le commandement des forces -, les opérations n’en sont qu’une partie qui a pour objectif la défaite de l’adversaire ; défaite obtenue d’abord par le mouvement en le manœuvrant pour l’amener dans une situation où il est obligé de se rendre ou d’accepter la bataille dans des conditions désavantageuses pour lui. Ainsi, les opérations sont toujours plus que de simples mouvements de forces dirigés vers un point plus favorablement situé ou un point encore plus stratégique pour conduire ces forces contre l’ennemi ; ce sont des mouvements dirigés au sens où ils tentent d’achever la défaite de l’ennemi ou de la préparer par l’exploitation habile d’une mobilité supérieure et par la forme spécifique qu’elle donne à l’attaque : sur les lignes intérieures ou extérieures, par l’enveloppement ou par une retraite calculée.

C’est l’exploitation d’une mobilité supérieure et de toutes les formes qu’elle peut prendre qui constitue la fonction spécifique des opérations dans le schéma général de la stratégie, en les distinguant nettement des mouvements proprement stratégiques qui consistent à déplacer et à concentrer des forces au point où se fera l’attaque décisive, mais qui, toutefois, ne déterminent ni la forme ni l’effet de cette attaque.

La signification de cette distinction sera peut-être mieux précisée par la comparaison entre deux marches également fameuses et remarquablement comparables survenues à presque un siècle de distance : celle de Marlbourough, qui déplaça ses troupes des Pays-Bas vers le Danube en 1704 et qui se termina par la bataille de Blenheim ; cette marche, plus qu’aucun autre événement, contribua à l’évolution de la guerre de Succession d’Espagne. La seconde est celle des forces de Napoléon qui, en mars 1805, alla de Boulogne vers l’Autriche et qui eut son apogée avec la capitulation de l’armée autrichienne à Ulm.

La grandeur de l’exploit de Marlborough réside dans l’extrême habileté de l’ensemble des manœuvres et des stratagèmes avec lesquels il réussit à faire passer une grande partie de ses forces des Pays-Bas vers le théâtre de la décision, la Bavière, et cela avant que les Français n’aient eu conscience de ses intentions et, par conséquent, ne puissent s’y opposer et préparer une contre-offensive proportionnée. Ces forces ayant fait mouvement vers le théâtre de la décision et fait leur jonction avec les Impériaux du prince Eugène, l’objectif stratégique a été atteint. S’il n’a pas emporté la décision, ce mouvement a amélioré l’équilibre des forces en faveur des Alliés et ouvert la voie au succès final à Blenheim ; cependant, il n’a pas visé au-delà, à savoir la défaite des ennemis par une action contre leur flanc ou leurs arrières ou encore contre leurs lignes de communication, de sorte que le mouvement n’a jamais donné naissance à la bataille de Blenheim ; cette bataille fut livrée longtemps après l’arrivée en Bavière de Marlborough, et après tout un ensemble de manœuvres locales, de contremarches et d’actions. Ce mouvement ne prédétermina donc en rien à l’avance la forme et l’issue de la bataille.

Cette marche de Marlborough devrait être considérée comme un transfert stratégique de forces plus que comme une opération.

Au contraire, Napoléon, non seulement orienta sa marche depuis le début vers une position opérationnellement avantageuse sur sa ligne intérieure entre les Russes en Bohême et les Autrichiens dans le sud de la Bavière, mais, s’étant emparé de cette position, il réussit à envelopper si complètement ses adversaires autrichiens qu’il ne fut plus nécessaire de livrer une bataille. Ulm restera à jamais l’exemple classique d’une campagne victorieuse uniquement grâce à un mouvement opérationnel.

Cependant, la signification d’une telle distinction entre stratégie et opération est peut-être mieux ressentie quand on l’applique à la confusion apparue dans la pensée militaire à propos de la guerre de tranchées. Parce que la stratégie fut alors privée d’un de ses éléments - le mouvement -, quelques-uns, comme Foertsch (p. 45), ont affirmé qu’on ne pouvait plus parler de stratégie au sens habituel et qu’en fait, toute stratégie était devenue caduque ; d’autres, comme Rabenau (Seeckt, II, p. 504), ont prononcé l’expression "perversité opérationnelle".

À l’inverse, de nombreux écrivains militaires (notamment le général Wetzel dans Die Deutsche Wehrmacht, p. 45) ont affirmé, à leur tour, que cette absence de mouvement n’avait pas profondément affecté l’art de la guerre, c’est-à-dire les combinaisons stratégiques et les expédients et que, dans cette forme de guerre comme dans n’importe quelle autre forme, les succès amenant la décision dépendaient d’idées et de solutions essentiellement opérationnelles et non pas simplement de l’exploitation et de l’application de tous les moyens techniques concevables.

Si nous appliquons à ces opinions contradictoires la distinction conçue ci-dessus, nous arrivons à la conclusion que Foertsch avait raison en prétendant que les opérations étaient devenues temporairement caduques, mais, en revanche, qu’il était dans l’erreur en pensant que cela signifiait que la stratégie avait alors cessé d’exister ; Wetzel avait raison à son tour en croyant que la stratégie, au sens de planification générale et de conduite de l’effort militaire, existait autant dans les conditions statiques de la guerre de tranchées que dans un contexte dynamique de guerre de mouvements, mais, en revanche, il avait tort en décrivant les variations d’intensité et d’efforts entre les deux fronts (oriental et occidental) comme étant des opérations alors qu’il aurait dû les qualifier correctement de mouvements stratégiques.

En général, avant Napoléon, les conditions pour évaluer la situation de l’adversaire étaient trop peu sûres pour permettre la préparation d’une action aussi considérable. Ainsi, bien que nous trouvions des exemples isolés d’opérations couronnées de succès, à toutes époques et dans tous les contextes, l’usage habituel de ces opérations est devenu, aujourd’hui, pour nous, un simple événement au point que nous avons quelques difficultés à imaginer ce qu’il a pu être et ce que, naguère, il fut ; cela ne permet d’ailleurs pas d’antidater les campagnes du plus grand de tous les chefs de guerre.

Conçues de cette manière, les opérations comprennent tous les mouvements que l’on attribue d’habitude à la stratégie, comme, par exemple, l’offensive dans le but de faire une percée dans le centre adverse (avec une opération complémentaire particulière contre les lignes intérieures telle que Napoléon la fit en 1805 et en 1815) ou bien encore l’offensive destinée à un mouvement enveloppant l’ennemi soit par un de ses flancs, soit par les deux (Napoléon, 1800 et 1810 ; Moltke le jeune dans la bataille de la Marne ; la campagne de Pologne de 1939). Enfin, il y a l’offensive qui a pour but d’immobiliser l’ennemi le dos à un obstacle infranchissable (Moltke en 1870, après Metz ; la première version du plan Schlieffen ; la campagne de Hollande en 1940).

Cependant, les diverses formes de défense ne sont pas moins importantes que ces formes offensives d’opération ; elles ont atteint leur apogée avec la retraite dans l’intérieur appliquée à deux reprises en 1812 et en 1941 (en Russie avec un plein succès). En dépit de leur analyse approfondie par Clausewitz qui les place, en fait, avant les formes offensives dans les parties de son œuvre si renommée, assez curieusement, elles ne sont jamais citées dans ce rapport réciproque.

Finalement, il y a un troisième groupe d’éléments qui, bien qu’ils n’appartiennent pas aux mouvements opérationnels, par leurs effets réels ou présumés sur les opérations de l’ennemi, devraient être placés ici : position de flanc, système de forteresses, etc.

Entre les opérations au sens large et la tactique, il existe une large zone d’ombre difficilement définissable, comprenant toutes les activités qui n’appartiennent pas à l’idée centrale d’une opération mais qui jouent cependant un grand rôle dans son exécution : la distribution et la concentration de grandes forces déployées en profondeur, comme, par exemple, la méthode favorite de Napoléon qui, d’une manière inattendue pour l’adversaire, consistait à concentrer sur une aile d’un dispositif en expansion une action à grande échelle de la cavalerie sans une reconnaissance stratégique, etc.

Ce sont enfin ces mouvements opérationnels accessoires grâce auxquels Moltke décida, au sein de deux vastes opérations, de livrer les deux batailles de Königgratz et de Sedan. Pour cet ample groupe d’actions, intermédiaire entre opérations et tactique, l’expression favorite de Napoléon "grande tactique" et l’expression "tactique opérationnelle" pourraient, à juste titre, être employées, à moins que cette distinction ne soit considérée comme superflue.

Finalement, la logistique, relative aux aspects techniques du mouvement, contrairement à son objectif militaire, devrait être placée à part et soigneusement distinguée à la fois de la stratégie et des opérations, avec lesquelles le général Kraus avait voulu la confondre.

On ne peut trop fortement souligner que cette tentative, qui a pour but de fixer les frontières conceptuelles entre la stratégie, les opérations et la tactique ne peut prétendre s’adapter aux diverses et si complexes formes de l’art de la guerre afin d’en faire un ensemble composé de dossiers parfaitement étiquetés. Cette tentative a simplement pour but de s’efforcer de clarifier l’usage habituel de termes et de concepts déjà établis, là où cet usage est contradictoire ou ambigu, et de mettre en place quelques points de repère en vue de faciliter la reconnaissance du terrain.  

Traduit de l’anglais par Jean et Bernadette Pagès

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Notes:

1 Étude inédite trouvée dans les Papiers Rosinski au Naval War College de Newport, probablement écrite dans les années 1950.

2 Il est important de présenter les têtes de chapitres de Clausewitz de cette manière et de ne pas les réduire à "Offensive et défensive dans le domaine de la tactique" comme cela a été fait dans les traductions anglo-saxonnes de l’ouvrage. En effet, l’accent particulier ne réside pas sur la juxtaposition de ces deux formes ni même sur leur contraste, mais au contraire dans leurs intimes relations mutuelles, de façon à faire de l’une la dépendante de l’autre.

3 Voir cependant la critique de Falkenhausen.

4 "Problems des taktischen und oper. Panzereinsatzes", Yearbook of the Society for Military Politics and Military Science, p. 45.

5 Krieg und Heeresführung.

6 Militär Wochenblatt, 1937, n° 6, p. 314.

7 Cette description de la négligence de l’élément opérationnel en faveur de l’élément tactique dans l’Académie militaire autrichienne montre le penchant naturel de Conrad von Hötzendorff pour le second. Cette attitude est diamétralement opposée à celle qui ne tient pas compte de l’élément tactique au profit de l’élément opérationnel simultanément en vogue dans l’Académie militaire allemande, opinion que, par exemple, le général Marx regrette si profondément (Militär Wochenblatt, 1924, n° 12, p. 445). Cela explique peut-être pourquoi c’est un officier autrichien et non un officier allemand qui a ressenti l’importance de cet éclaircissent.