Fournier-Sarlovèze à la Bérézina.

 par Marcel Dupont "Cavaliers d'épopée"

Fournier-Sarlovèze, le plus mauvais sujet de l'armée, comme on l'appelle, va recevoir la récompense méritée sinon par sa conduite, du moins par ses brillants services au feu. L'aide de camp envoyé à l'Empereur par Victor revient porteur d'une lettre du major général Berthier où on lit ces mots: « Sa Majesté a vu avec plaisir l'avantage que votre avant-garde a obtenu sur l'ennemi dans des affaires de postes, et sur votre rapport elle a nommé le général Fournier général de division. Cette marque des bontés de l'Empereur le mettra à même d'en mériter de nouvelles dans la bataille qui aura lieu incessamment. »

A cette lettre est joint le brevet de général de division signé le 11 novembre 1812 à Smolensk par le secrétaire d'État Daru.

Fournier se montrera digne de la faveur de l'homme que, cependant, il déteste.

Le 20 novembre Victor, avec ses deux corps, obéissant aux instructions de l'Empereur, se porte au-devant de la Grande Armée. Rencontre pathétique ! Qui reconnaîtrait, dans ces quelques dizaines de milliers d'hommes débandés, hirsutes, déguenillés, mourant de faim et de froid, l'immense, la resplendissante armée qui a franchi le Niémen cinq mois plus tôt ? Depuis le commencement de sa retraite elle a perdu trente et un aigles, vingt-sept généraux, cinq cents canons, cent mille morts ou prisonniers. Huit mille hommes seulement ont conservé leurs armes et sont en état de combattre. La Grande Armée se meurt.

En face de ce spectre, les troupes du duc de Bellune, malgré leurs fatigues et leurs souffrances, font l'impression de régiments prêts pour une parade. A elles reviendra l'honneur d'assurer le salut de leurs frères d'armes.

La situation de ceux-ci est d'une horreur dramatique. Poursuivis par l'armée de Kutusoff, ils viennent se heurter à un obstacle infranchissable, une rivière aux eaux rapides, charriant des glaçons énormes, la Bérézina. Où trouver un pont ? Le fantôme d'armée remonte comme une bête traquée le long de la rive gauche, traînant dans la neige ses membres épuisés, semant derrière lui un chapelet de morts et de mourants; il espère franchir le torrent à Borisow. Trop tard. L'armée russe de Tchitchakoff est déjà installée sur la rive droite et a brûlé le pont de bois jeté sur la rivière. Tout semble perdu; la plupart des généraux parlent de capituler. Mais l'Empereur n'y songe pas. Il a entraîné son armée agonisante à une telle allure que celle de Kutusoff, épuisée, lui a laissé prendre deux journées d'avance: Victor laissera dans Borisow la division Partouneaux ; celle-ci, pour retenir Tchitchakoff, simulera des préparatifs de passage. L'armée poursuivra sa marche sur la rive gauche et cherchera à franchir la rivière ailleurs.

Elle arrive à Studianka où se trouve un gué, mais la crue des eaux a rendu celui-ci impraticable. N'importe, c'est là qu'on passera. Sur l'emplacement du gué, Eblé et ses pontonniers construiront deux ponts de chevalets. L'armée, pendant ce temps, soufflera, les traînards rejoindront. Au sommet de la hauteur dominant la rivière se dresse le château du prince Radziwill ; l'Empereur et le quartier général s’y installent, la garde bivouaque autour, et le reste des troupes sur les pentes descendant vers la Bérézina.

Pendant quarante-huit heures, nus dans l'eau glacée qui leur monte jusqu'au cou, les héroïques pontonniers s'acharnent à leur labeur. Dans la nuit du 27 au 28 novembre les ponts sont prêts mais un nouveau danger menace. L'avant-garde de Kutusoff, constituée maintenant par le corps de Wittgenstein, a atteint Borisow où la division Partouneaux, oubliée, a tenté de faire tête, mais, entourée de forces vingt fois supérieures, acculée à un étang gelé dont la glace se brise sous les pas des soldats, elle a dû mettre bas les armes. Sur la rive droite, Tchitchakoff a compris le piège tendu par l'Empereur; il a abandonné Borisow et a remonté à marche forcée le long de la Bérézina. Au matin du 28, son avant-garde couronne les hauteurs dominant le gué de Studianka.

L'Empereur décide de forcer le passage. Gouvion Saint-Cyr ayant été blessé, il donne le commandement du 2ème corps à Oudinot et le fait renforcer par ce qui reste du corps de Dombrowski. Oudinot franchira la rivière le premier et ouvrira la route à l'armée. Sur ces deux étroites passerelles l'écoulement de celle-ci durera toute la journée, sinon plus, et Wittgenstein, sur la rive gauche, accourt. Au 9ème corps reviendra la mission de l'arrêter jusqu'à la nuit ; avant tout il devra tenir son artillerie à distance afin de l'empêcher de battre les ponts.

La situation de Victor est tragique. Réduit à deux faibles divisions et aux huit cents sabres de Fournier, en tout six mille combattants, il aura à tenir tête pendant douze heures aux quarante mille hommes de Wittgenstein. Quelle effroyable responsabilité !

Le salut de l'armée est entre ses mains.

Quand le jour se lève le duc de Bellune a achevé de prendre ses dispositions de combat. Il a tiré tout ce qu'il pouvait des avantages offerts par le terrain. La Bérézina, dont il doit interdire l'approche, coule droit du nord au sud. A une demi-lieue environ au sud des ponts se jette un petit affluent de la rivière; celui-ci, de son confluent à sa source, se dirige dans une direction sud-ouest nord-est au fond d'un ravin assez profond, donc obliquement par rapport à la Bérézina. Ce ravin servira de fossé à la position occupée par le 9ème corps ; ce dernier aura son flanc droit protégé par la rivière et son flanc gauche par un bois épais s'étendant de la partie nord du ravin jusqu'aux bords de la Bérézina. Le champ de bataille où Victor aura à affronter Wittgenstein est ainsi formé par un triangle dont les trois côtés sont formés par la rivière, le ravin et le bois.

Le duc de Bellune déploie ses deux divisions sur une ligne partant du confluent du ruisseau avec la Bérézina jusqu'au milieu du bois. Afin de dissimuler la faiblesse de son effectif, il fait coucher ses hommes dans les buissons parsemant la lande. Quant à la cavalerie, il la poste à l'extrémité du bois, près du ravin. Connaissant la vigueur de Fournier, il lui donne simplement la consigne d'intervenir chaque fois qu'il le jugera nécessaire.

Un ciel couleur de cendre semble affleurer le sol, l'atmosphère s'ouate d'une brume faisant au loin de la neige et du ciel un rideau impénétrable ; un froid polaire glace les hommes jusqu'au fond de l'être, fait tomber les armes de leurs mains et pleurer leurs yeux. Vers l'est, on entend rouler le canon de Tchitchakoff aux prises avec Oudinot tandis que dans la même direction, mais plus près, monte le tumulte tragique des troupes s'entassant, se pressant sur les ponts, mêlé aux clameurs de détresse poussées par la foule attendant sur la rive. Devant les soldats de Victor un calme, un silence non moins tragiques ; toute vie humaine semble avoir été arrêtée, figée par le voile de glace jeté sur la nature. Cependant là est le danger.

Fournier n'est pas resté inactif ; dès l'aube il a détaché des reconnaissances vers ce trou de silence ; il faut reprendre le contact avec l'ennemi. Elles reviennent vers neuf heures, vivement repliées par les nuées de cosaques précédant l'avant-garde de Kutusoff, mais des hauteurs elles ont pu apercevoir celle-ci, masses profondes d'infanterie, d'artillerie, de cavalerie, remontant d'un pas rapide le long de la rivière. A peine, les officiers ont-ils terminé leur rapport qu'à l'extrême droite de la ligne la fusillade éclate : les premiers éléments russes se sont heurtés à un bataillon de la division Girard placé au confluent du cours d'eau et de la Bérézina. Mais en cet endroit le ravin est profond, notre position est trop forte pour être enlevée d'un élan ; l'ennemi n'insiste pas, le feu s'éteint presque aussitôt.

Au même moment, surgissant du ravin sur tout le front du corps d'armée, des groupes de cosaques, agiles et noirs, apparaissent. On les voit tournoyer en brandissant leurs lances et en poussant des cris gutturaux; ils avancent, reculent, reviennent au galop de leurs minuscules chevaux, poilus comme des chèvres et solides comme le fer ; par leurs démonstrations, par leurs appels ou leurs insultes, ils cherchent à forcer les Français à se montrer, à révéler leurs emplacements et leur nombre.

Devant ses deux régiments accolés, chacun d'eux en colonnes d'escadrons, Fournier observe leur manège, prêt à lancer sur eux, si besoin est, une partie de ses cavaliers, mais le gibier n'en vaut pas la peine ; quelques coups de feu tirés par l'infanterie suffisent à les faire envoler comme des perdreaux.

Peu après dix heures l'affaire devient sérieuse. Sur la crête dominant le ravin et sur un front étendu, se profile une masse de cavaliers réguliers russes. Combien sont-ils ? Quinze cents, deux mille peut-être. Des éclaireurs, la carabine haute, les précèdent, sondant le terrains puis se replient sur leur gros ; les cavaliers de celui-ci dégainent, se préparent à charger. Prompt comme l'éclair, Fournier les devance ; il enlève ses deux régiments, pointe à fond de train sur l'aile droite de la ligne ennemie, l'aborde avec furie. Prise de biais, n'ayant pas eu le temps de faire face, cette aile est culbutée sur le centre. L'attaque a été tellement impétueuse, tellement soudaine qu'un désordre inouï se met dans la cavalerie russe; elle tente à peine de résister; à coups de sabre Hessois et Badois la précipitent au fond du ravin.

La poursuivre au-delà serait de la folie ; Fournier s'empresse de rallier son monde et le ramène à la corne du bois. Tandis qu'on panse les blessés, il se rend auprès de Victor et l'informe de ce qu'il a aperçu du haut de la crête. L'ennemi se déploie sur tout le front et hisse des batteries sur le plateau, en arrière du ravin; une attaque générale est imminente. Le duc de Bellune félicite Fournier de sa belle charge et renouvelle ses ordres à l'infanterie ; elle devra se faire tuer sur place plutôt que de reculer ; elle restera dissimulée dans les broussailles jusqu'au moment du corps à corps et ne tirera qu'à bout portant. Quant à la cavalerie, toute initiative lui est laissée.

Les événements se précipitent, ils tournent de la façon prévue par Fournier. Cinquante pièces d'artillerie, en batterie sur le bord opposé du ravin, ouvrent le feu sur le plateau ; elles sont heureusement trop éloignées pour infliger de grosses pertes à l'infanterie, surtout à celle placée à l'aile gauche de la ligne et même au centre ; de cette partie du front on voit nettement leurs boulets tomber sur la neige durcie, poursuivre leur course en ricochant et expirer parmi les tirailleurs. A droite, par contre, les deux adversaires ne sont séparés que par quelques centaines de pas et les projectiles causent dans nos rangs des ravages sérieux, mais l'étendue du front à défendre, la pauvreté des effectifs ont contraint les colonels à étendre démesurément leurs bataillons et les risques sont diminués par le peu de profondeur des formations.

Cependant Wittgenstein, décidé à atteindre les ponts coûte que coûte, a formé ses colonnes d'assaut de manière à faire succéder sans interruption les attaques. Elles commencent vers midi. Du fond du ravin monte le son métallique des tambours plats battant la charge et sur la crête émerge soudain la ligne sombre d'une brigade d'infanterie en bataille, l'arme au bras. Très calme, surveillant de son regard aigu la marche de l'adversaire, Fournier contient son impatience. Le petit nombre de ses hommes l'oblige à ne frapper qu'à bon escient; l'ennemi avance, avance, et Fournier reste toujours impassible. Soudain les bataillons de Daëndels et de Girard se dressent au-dessus des broussailles et, à courte portée, entament un feu rapide sur l'assaillant. C'est l'instant. Profitant du désordre produit parmi les Russes, Fournier se précipite comme l'ouragan sur leur flanc droit, le sabre sans pitié, le bouscule, le rejette en panique sur le reste de la ligne. Celle-ci oscille, indécise, mais, à la vue de la division Daëndels s'élançant sur elle à la baïonnette, elle fait volte-face et fuit vers le ravin, poursuivie par les cavaliers de Fournier.

Cette prouesse n'est que le début d'une suite d'exploits fantastiques. A l'instant même où la première attaque ennemie a été brisée, une seconde se produit. A peine Fournier a-t-il ramené ses escadrons à la lisière du bois qu'il repart à la charge. L'infanterie assiste avec stupeur et enthousiasme à cette succession ininterrompue d'efforts surhumains ; il faut que Fournier et ses cavaliers aient un cœur et des muscles de fer pour ne pas s'abandonner à la lassitude. La brigade cependant souffre et saigne mais, consciente de la grandeur de sa mission, conduite par le plus intrépide des chefs, elle poursuit son œuvre de salut et de mort.

Six fois de suite, par ses charges, Fournier rejette l'infanterie russe dans le ravin. A la deuxième il a son cheval éventré par un boulet; sautant aussitôt sur celui d'un cavalier tué, il rallie ses hommes et les ramène sur l'ennemi. A la quatrième un éclat d'obus lui enlève un morceau du mollet; il entoure la plaie avec son mouchoir et retourne au combat. Infatigable et superbe, il est réellement l'âme de la défense.

A une heure après midi, les Russes arrêtent leurs assauts et se contentent d'entretenir sur le plateau un violent feu d artillerie. Ils n'ont pas gagné un pouce de terrain. La brigade peut enfin souffler, panser ses plaies. Elle a perdu trois cents hommes sur huit cents et beaucoup de chevaux. Fournier passe dans les rangs, ranime les courages défaillants ; il explique à ses cavaliers la beauté de la mission qui leur échoit, la gloire qu'ils y récolteront s'ils la poursuivent jusqu'au bout. Car leur tâche n'est certainement pas terminée !... II y a encore trois heures de jour ; nul doute que Wittgenstein ne prépare une nouvelle et plus formidable ruée. Quelle honte et quelle disgrâce seraient siennes, en effet, s'il permettait aux débris de la Grande Armée de franchir cette rivière qui devait être leur tombeau ! Sa prochaine attaque sera sans doute un assaut massif livré à la faible ligne française par la totalité des forces dont il dispose. Eh bien, cette fois encore, il le faut, le Russe ne passera pas ! La nuit venue on lui glissera entre les mains.

Hessois et Badois, électrisés par la parole de leur chef, jurent de poursuivre leur effort quoi qu'il arrive. Ils ne veulent pas désespérer. Comment le pourraient-ils ayant sous les yeux l'ardeur et la confiance de leur chef, son élan sans défaillance, son mépris pour la blessure reçue. Depuis le début de la campagne il n'a pas cessé d'être pour eux un exemple vivant et son ascendant est extraordinaire. Certes, plus d'un tiers de leurs camarades ont été tués ou blessés; qu'est cela à côté des milliers de cadavres moscovites jonchant la neige devant eux !

Mais que se passe-t-il chez les Russes ? Il est deux heures et ils semblent avoir renoncé à attaquer. Une telle inaction est inquiétante et doit cacher quelque piège. Fournier envoie un officier en reconnaissance. Celui-ci revient bride abattue, le visage bouleversé:

- L'ennemi a fait remonter le ravin à une grande partie de ses forces; il tourne notre gauche et s'installe en arrière du bois; il va nous prendre à revers !

Prendre le 9ème corps à revers ? C’est le moindre souci de Wittgenstein à ce moment !... A peine l'officier a-t-il parlé que le canon retentit de l'autre côté du bois ; l'adversaire a déjà des pièces en batterie et tire à coups précipités, mais ces coups ne sont pas destinés aux troupes de Victor; un autre but plus urgent le sollicite ; arrêter le franchissement de la rivière, couper en deux l'armée de Napoléon, Tchitchakoff se chargeant de l’une des moitiés, Wittgenstein de l'autre.

Boulets et obus tombent maintenant sur les ponts ou autour des ponts et sur l'effroyable cohue qui s'écrase pour y passer. Il y a là encore vingt mille êtres luttant en désespérés pour échapper à la captivité ou à la mort : derniers soldats de régiments dispersés, traînards, charrois de toute sorte, fonctionnaires de l'administration militaire, Français de Moscou partis avec l'armée, voitures de munitions, vivandières, femmes serrant leur enfant sur leur sein, toute l'horreur d'une foule éperdue de souffrances et d'épouvante. Aux premiers sifflements des boulets cinglant vers eux, une immense, une déchirante clameur de désespoir monte de vingt mille poitrines.

L'écho affaibli de cette clameur parvient jusqu'aux braves du 9ème corps et les glace de pitié et d'angoisse ; qui n'aurait le cœur serré en imaginant les scènes effroyables qui se déroulent à cette minute le long des flots noirs de la Bérézina ? La lutte sauvage pour atteindre les ponts, l'écrasement des faibles, la brutalité des forts, les supplications, les menace, les coups, les chapelets de fuyards tombent des passerelles surchargées, les désespérés se donnant la mort ou se précipitant dans le torrent glacé pour tenter à la nage un impossible passage, et, dans ce magma sans nom, la chute des projectiles creusant des trous hideux !

Dans les circonstances difficiles Fournier a horreur de l'inaction, des tergiversations, des palabres. Bonne ou mauvaise, une décision doit être prise et exécutée sans désemparer. Ne recevant aucun ordre, il galope jusqu'au poste de commandement du maréchal. Il trouve celui-ci soucieux, hésitant, entouré de ses divisionnaires et des officiers de son état-major. Tous parlent à la fois, se disputent, certains avec fureur ; ce sont ceux qui estiment urgent d'abandonner une position devenue à leurs yeux inutile ; ils veulent se frayer un passage jusqu'au pont et rejoindre l'Empereur sur la rive droite; qu'adviendra-t-il du 9ème corps si les Russes atteignent les ponts avant la nuit ? Ce serait vouloir subir le sort de Partouneaux, mourir ou tomber aux mains des tortionnaires moscovites !

Sollicité de donner son avis, Fournier ne cache pas son indignation :

- F.... ! Avons-nous l'ordre, oui ou non, de protéger les ponts jusqu'à la tombée du jour ? Or en ce moment ils sont sous le feu de l'ennemi, nous manquons à notre mission. Il faut tenter un suprême effort, écarter leur canon et les tenir hors de portée jusqu'à la nuit.

Son langage énergique, la justesse de son raisonnement emportent la décision de Victor. On va tenter une attaque désespérée ! Toute l'infanterie se portera en avant et attaquera à la baïonnette les Russes encore dans le ravin, menaçant ainsi les arrières des troupes aventurées à la gauche de notre ligne:

- Quant à vous, général Fournier, je fais confiance à votre valeur et à celle de votre brave cavalerie. Attaquez à fond à l'est du bois les têtes de colonnes russes ; à tout prix il faut nettoyer la crête des canons qui s'y sont installés.

Ainsi un sacrifice total, une lutte sans espoir sont demandés à Fournier. Comment parvenir, avec à peine cinq cents sabres, à faire lâcher pied à des milliers de combattants parvenus, après quatre heures de lutte, en vue de cette Bérézina, but de leurs efforts, et dont plus rien ne les sépare ? Mais aux heures où tout semble perdu, ce mirliflor, ce jouisseur, cette mauvaise tête sent battre en lui un cœur héroïque. On lui demande de se faire hacher, lui et les siens, pour sauver ce qui peut encore l'être de la Grande Armée ? Il se fera hacher, il sauvera ses frères d'armes.

Revenu devant sa petite troupe, Fournier ne lui cache pas le sanglant effort auquel les convie le maréchal ; il ne s'agit pas de discuter, de s'apitoyer sur soi-même, il s'agit d'arracher à la mort des camarades, des hommes, des femmes, jusqu'à des enfants...

- Dès que l'infanterie aura abordé l'ennemi, nous chargerons sur les canons et leur bouclerons la gueule !

Enflammés par ses paroles, par son visage illuminé, transfiguré par la foi dans l'issue de l'action, chevau-légers et hussards se sentent soulevés par une force surnaturelle et éclatent en acclamations. Alors, sabre à la main, souffle contenu, oreille aux aguets, la brigade attend. Enfin, voici l'instant ! A droite, les tambours battent la charge et une fois encore retentit ce cri jusque-là synonyme de victoire: « Vive l'Empereur ! »

- En avant !

Suivi par ses braves, Fournier s'élance, contourne la corne du bois et fonce droit devant lui. Spectacle à faire frémir : au revers de la pente où sont installées les batteries, cinq mille grenadiers russes sont massés. Cinq mille contre cinq cents ! Aller directement sur les pièces ? Impossible ; d'abord enfoncer leur soutien ! Sans se soucier du nombre, Fournier s'abat sur l'infanterie avec une telle impétuosité qu'il l'aborde sans qu'elle ait eu ni le temps ni le moyen de faire feu Dans la masse grise, le torrent se précipite, y creuse un trou sanglant. Farouchement, les grenadiers se défendent à la baïonnette ; écrasés sous les fers des chevaux et sous les coups de sabre, ils reculent mais se heurtent au bataillon suivant qui leur oppose tout le poids de son millier d'hommes. L'élan de la charge est rompu ; le petit nombre des cavaliers, noyés dans le grand flot gris, se remarque ; il est temps de rompre le combat.

Fournier rallie sa brigade à la lisière du bois. Il n'a plus que quatre cents hommes derrière lui. N'importe. Sitôt ses escadrons reformés, il repart une seconde fois, tombe d'un élan désespéré sur le second bataillon, l'ébranle, le rejette sur le suivant puis rameute de nouveau son monde en haut de la pente. Harassés, beaucoup d'entre eux couverts de sang, ayant encore perdu cinquante des leurs, les cavaliers ont atteint ce degré de misère contre lequel se brise le plus grand enthousiasme. On a trop exigé d'eux, de leur volonté, de leurs muscles, de leur sang; tout cela est brisé, vide de subi stance. Impossible de fournir un nouvel effort.

Soudain, sous leurs yeux, surgit un spectacle inespéré. Menacés en arrière par l'attaque impétueuse de l'infanterie, en partie désagrégés par les deux attaques de la cavalerie et craignant l'arrivée de renforts, les grenadiers reculent ! .. Bien mieux ! Leur artillerie légère amène ses attelages et les pièces s'éloignent de la crête au grand trot. Il faut précipiter leur retraite. Fournier se retourne vers ses hommes.

- Encore une fois ?

- Oui, oui, la charge !

Et pour la troisième fois ces braves se précipitent le sabre haut, se heurtent aux colosses russes, descendent, mêlés à eux, jusqu'au fond du ravin, les y bousculent dans un désordre voisin de la panique. Il suffit.

Au pas, les rênes longues, lés débris de la brigade remontent la pente, s'arrêtent à la lisière du bois. C'en est trop, les nerfs sont rompus, les têtes vides, les forces brisées ; comme des loques, les cavaliers se laissent glisser aux pieds de leurs chevaux. Ils ne sont plus que trois cents ; cinq cents d'entre eux gisent sur la neige du plateau et sur les pentes en arrière du bois ; déjà le froid a transformé leurs cadavres en d'informes blocs de glace. Sans doute, mais grâce à leur abnégation le canon russe ne sème plus la mort dans la foule des désespérés.

Cavalerie, arme du sacrifice, quel plus bel exemple peux-tu donner de la grandeur de ta mission !…

La nuit descend. Tâtonnant dans l'ombre, un aide de camp du maréchal surgit :

- Général, M. le duc de Bellune se met en route avec l'infanterie. Il vous prie de couvrir son mouvement et, dès qu'il aura atteint la rive droite, de vous frayer un passage coûte que coûte. Le général Eblé a l'ordre de brûler les ponts derrière vous.

- Entendu, dites au maréchal que, cette fois encore, il peut compter sur sa cavalerie.

Dans la nuit sans lune mais rendue lumineuse par la blancheur de la neige, la brigade-fantôme s'achemine à pas lents vers la rivière ; quelques cavaliers jalonnent la route suivie par le 9ème corps et gardent le contact avec son dernier bataillon. Tous les cent pas, Fournier s'arrête et fait face à la direction de l'ennemi. Les Russes n'auraient maintenant qu'un bien petit effort à donner pour jeter dans la Bérézina les derniers défenseurs de la Grande Armée ! Le tenteront-ils ?

Devant lui, sans bruit, des ombres se glissent, vont, viennent, s'évanouissent pour reparaître, pareilles à une troupe de loups affamés ; comme ceux des loups, leurs yeux luisent dans l'obscurité et rien ne leur échappe ; devant l'attitude décidée de la brigade, ils plient l'échine, suivent à distance dans l'espoir de happer au vol tout ce qui ne pourra suivre. Les cosaques !... Fournier n'a que dédain pour cet adversaire, redoutable seulement pour les isolés et pour les faibles.

Puis c'est une dernière attente, non loin de la rivière. Jusqu'à lui parvient l'immense murmure des lamentations dominé de temps à autre par de brutales explosions d'épouvante ou de fureur. Quel drame abominable se joue là-bas ! Envoyé par lui aux nouvelles, son aide de camp rapporte des détails à faire frémir : tout ce qui avait encore quelque apparence de troupe régulière a maintenant franchi la Bérézina mais des milliers de traînards, d'isolés se battent pour avoir accès au pont, certains s'entre-tuent et le maréchal, pour frayer la route à ses divisions, a dû employer la baïonnette ; la cavalerie aura grand mal à se faire jour. Quelle épreuve encore !

A onze heures du soir, on vient prévenir Fournier que le dernier bataillon du 9ème corps est engagé sur les ponts. Il fait rompre par quatre, ordonne de serrer tête à queue dans chaque file et de prêter grande attention à ne point se laisser dissocier. Ce qui reste de la compagnie d'élite des hussards ouvrira la marche, le sabre à la main, avec l'ordre de pointer droit sur le premier passage et de frayer sa route sans pitié. Les nécessités de l'heure l'obligent à cuirasser son cœur.

En débouchant sur la rive, l'angoisse saisit à la gorge les plus endurcis ; plus d'un pleurerait si la somme de misères endurée jusque-là n'avait tari la source des larmes. Une houle de têtes oscille et se perd dans le noir ; à ses vibrations on peut deviner que cette marée humaine tend vers le même but, mais, bloquée par sa propre masse, piétine sur place. Au-dessus de ce flot sinistre se dressent des carcasses de voitures abandonnées, de caissons, de fourgons sans attelages contre lesquels les êtres vivants se heurtent et se déchirent. A l'infini plaintes, supplications, appels de détresse se fondent en un pitoyable lamento. Horreur ! Les chevaux buttent sur des cadavres, les piétinent.

Avec peine les hussards, de la pointe de leur sabre, s'ouvrent la route. Des spectres informes, sans sexe, hirsutes, couverts d'invraisemblables amas de loques s'accrochent à leurs jambes, à leurs fourreaux, à leurs chabraques ; il faut leur couper les doigts pour leur faire lâcher prise. Enfin le tablier du pont retentit sous les sabots des chevaux. Comme il est frêle, ce passage !... Deux fois il s'est rompu, entraînant des grappes humaines dans le torrent glacé ; deux fois les pontonniers - inclinons-nous devant ces saints - sont parvenus à le rétablir. A la lueur des torches qu'ils tiennent on distingue leurs visages de suppliciés ; à demi nus, accrochés aux montants des chevalets, ils surplombent le gouffre noir, veillant avec soin à la moindre fissure qui pourrait se produire.

Enfin voici l'autre rive ; la brigade se dirige vers l'ouest. Ceux de ses cavaliers qui en ont encore la force se retournent une dernière fois. Derrière eux s'élève une grande lueur. Les ponts flambent.

La Bérézina franchie, la Grande Armée poursuivit sa course hallucinante sans cesse harcelée par les armées russes, semant sur sa route ses derniers canons, égrenant son chapelet de morts. La brigade de cavalerie du 9ème corps combattit encore, réduite à la valeur d'un escadron, à Malodczna et à Kowno ; dans ce dernier engagement, Fournier eut encore un cheval tué sous lui, le quatrième depuis le début de la campagne. Puis les restes de la valeureuse troupe se dispersèrent, fondirent dans la débâcle finale.

Fournier, les deux pieds gelés, eut grand-peine à atteindre Dantzig. La gangrène s'était mise dans le pied droit. Celui-ci fut sauvé grâce à un traitement énergique : des incisions pratiquées dans la chair et dans lesquelles on introduisait du camphre.

En 1813, il fut nommé au commandement d'une division légère dans le corps de cavalerie du duc de Padoue. Il se couvrit encore de gloire au combat de Gross-Beeren où, par son intervention énergique, il ne fut pas loin de changer la défaite d'Oudinot en victoire.

Mais il était dit que son mauvais caractère l'empêcherait jusqu'au bout de recevoir le juste prix de ses prouesses. Arrêté à la suite d’une altercation avec l'Empereur, il fut destitué et, jusqu'à l'abdication, placé sous la surveillance de la police.

Oublions les fautes de l'homme et inclinons-nous devant l'héroïsme du soldat dans la journée du 28 décembre 1812. Sans lui, de l'aveu même du duc de Bellune, la Grande Armée eût eu pour linceul les eaux glacées de la Bérézina.