L'ÉVOLUTION DE LA STRATÉGIE

par Herbert Rosinski

 

Dans l'évolution de l'Humanité, le changement d'époque qui va de l'ère du nomadisme et de la chasse à celle de l'agriculture a non seulement profondément modifié la nature de la puissance militaire, mais également a soulevé des problèmes entièrement nouveaux à propos de l'orientation de celle-ci, de sa planification et de sa conduite, et posé des questions au sujet des conflits entre les différentes communautés.

Tout d'abord, la sédentarisation implique que ces conflits tendent à remplacer les combats à mort, hasardeux, livrés contre des étrangers, par des luttes à propos de différends politiques avec des voisins qui deviennent de plus en plus proches ; elle exerce son influence non seulement sur la violence politique de ces luttes, mais inévitablement aussi sur leur intensité militaire. Les guerres relèvent de moins en moins d'accès de violence primaires et deviennent de plus en plus des moyens calculés d'exercer une politique. Simultanément, le caractère spontané et imprévisible des affrontements entre hordes primitives a cédé la place à l'action préméditée et préparée à l'avance, et, autant que la nature aléatoire de la guerre le permet, à une action pré planifiée.

Avant tout, les conflits s'étendent dans le temps et dans l'espace. A mesure que les hordes se fixèrent au sol et devinrent des tribus, des cantons, des provinces, des royaumes, des empires, elles perdirent en densité ce qu'elle gagnèrent en force. Dorénavant, les luttes entre les communautés sédentaires ne consistèrent plus en duels instantanés entre des masses concentrées, duels livrés sur place au moment de l'affrontement.

Les luttes devinrent de plus en plus étendues et complexes. Les deux adversaires devaient mobiliser leurs forces à partir de territoires de plus en plus vastes pour ensuite se porter contre l'ennemi. Mais, puisque les deux adversaires n'étaient plus en contact direct depuis le début, "se porter contre l'adversaire" pouvait maintenant signifier deux formes différentes d'action ; cela pouvait d'abord vouloir dire : rechercher l'adversaire et ensuite se porter contre lui ou bien prendre position sur un point et attendre que l'adversaire passe à l'attaque. Contrairement aux simples duels entre deux hordes primitives, la forme évoluée de la guerre entre communautés sédentaires prenait ainsi naturellement deux aspects principaux :

- l'attaque, qui est l'aspect le plus faible de cette forme de guerre, avec un objectif positif ;

- la défense, qui en est l'aspect le plus fort, avec un objectif négatif.

Cela engendrait de multiples variantes : les deux adversaires pouvaient se heurter de front, ou l'un d'eux pouvait attaquer et l'autre attendre, ou encore tous deux pouvaient pendant de longues périodes rester sur la défensive (un cas si fréquent dans l'histoire militaire que Clausewitz le considère comme un des paradoxes les plus incompréhensibles de la guerre et à propos duquel il écrivit au moins trois essais coup sur coup pour en rendre compte).

Les deux adversaires n'étant pas ainsi en contact permanent entre eux pendant l'affrontement, il restait, les séparant, un espace plus ou moins large, moins large sur terre et incomparablement plus étendu sur mer. De plus, parce que les deux adversaires avaient le choix entre deux formes différentes de guerre - l'attaque et la défense - il en résulte que fréquemment, sur de longues périodes de temps, aucun des adversaires, pour différentes raisons, ne trouvait opportun de se porter contre l'autre ; il y avait entre eux de longues périodes d'inactivité partagée, une espèce de no man's land temporel en quelque sorte. La combinaison de ces deux no man's land, le spatial et le temporel, est le résultat de l'évolution de la guerre, laquelle commence avec l'affrontement unique comme chez les primitifs, puis aboutit à une sorte d'enchaînement comportant des échanges de coups, plus ou moins coordonnés ou incohérents, entre les deux adversaires.

Cette évolution parcellaire, partant des affrontements uniques entre hordes primitives et conduisant à la guerre entre communautés sédentaires, se caractérisant par une série d'actions prolongées, par une succession plus ou moins cohérente de coups portés à l'adversaire, a transformé en profondeur le caractère de ces luttes. La même concentration en une action unique, essentiellement décisive, n'existait plus. En conséquence, il n'y avait plus nécessité de garder toutes ses propres forces étroitement concentrées pour que cette unique action soit l'ultime décision. De plus, le caractère décisif de cette dernière allait en s'amenuisant ; à mesure que les hordes se fixaient, les luttes entre elles cessaient peu à peu d'être des affrontements à mort et devenaient des conflits dont l'objectif n'était plus tellement la destruction de l'ennemi. Ainsi, dans la mesure où le danger inhérent à la défaite diminuait, le désir de garder tout ensemble et de conjurer le danger tendait en conséquence à se relâcher. Par ailleurs, à mesure que les communautés établies prospéraient, que leurs territoires s'étendaient, il devint de plus en plus difficile de défendre l'ensemble de ces territoires au moyen d'une unique concentration des forces, soit défensive, soit offensive car des coups de main ennemis pouvaient attaquer et ravager toutes les régions non directement protégées par cette force ; c'est ainsi qu'un nouveau problème fut posé.

A l'origine, la lutte pour la survie, employant des masses compactes, ne se divisait pas en attaque et en défense, mais en action des forces du belligérant d'une part, et en mise en œuvre de la protection de ses territoires métropolitains ou de son trafic maritime de l'autre. La victoire remportée par la force même du belligérant n'aurait été que peu satisfaisante et n'aurait rien signifié si, pendant ce temps, ses villes avaient été détruites, sa population exécutée et sa marine marchande capturée. Les deux tâches, celle de concentrer les forces en vue de la décision ultime, d'une part, et, celle d'assurer la protection du territoire et du trafic maritime à un niveau raisonnable, de l'autre, vont ainsi à l'encontre l'une de l'autre et tendent vers une "division de l'effort dans l'espace" par la nécessité de mettre en place des "forces de protection" spéciales au sein des forces terrestres et des forces de croiseurs derrière les "forces de bataille" en mer.

parallèlement à cette division des efforts militaires "dans l'espace", il existe une division correspondante "dans le temps". L'évolution parcellaire de la guerre, l'affrontement unique et essentiellement décisif se transformant en une série d'actions, non seulement fait apparaître cette concentration absolue des forces comme loin d'être vraiment urgente, mais également elle agit sur l'énergie avec laquelle les forces ont été elles-mêmes mobilisées.

Quand le danger extrême n'était plus si menaçant, ou du moins n'apparaissait plus comme tel, le besoin vital de se préserver tendait véritablement à se relâcher et l'inertie et l'indécision naturelles chez l'homme reprenaient le dessus et ses efforts retombaient bien au-dessous du possible. Ainsi, tout au long de l'Histoire, nous trouvons, non seulement des peuples menant rarement leurs guerres avec cet effort poussé à l'extrême de leur capacités (ce qui était le caractère naturel des combats à mort des hordes primitives), mais nous les trouvons encore plus rarement faisant de grands efforts lors du déclenchement d'un conflit.

La mobilisation des forces tendait normalement à s'étendre progressivement, tout comme l'attrait des victoires ou la crainte des échecs poussaient toujours les peuples à faire des efforts de plus en plus grands. De plus, tous les facteurs ne pouvaient être mobilisés ensemble ; à mesure que la guerre évoluait et s'étendait, les territoires des deux camps tendaient à devenir des éléments essentiels dans la guerre ; leurs obstacles naturels : montagnes, forêts, fleuves, de même que les fortifications artificielles considérablement évoluées, et même la simple étendue du terrain, devaient jouer un rôle décisif, comme dans la suite d'échecs que subirent Charles XII, Napoléon et Hitler dans leurs tentatives d'invasion de la Russie.

Cependant, ces facteurs immobiles ne pouvaient être mis en œuvre à temps que graduellement alors que l'adversaire avançait en force.

Cette "évolution" des affrontements qui avaient lieu "sur le champ" entre des hordes primitives engendra un schéma constitué d'une succession d'actions dans une guerre qui se déroulait sur de vastes zones entre des communautés sédentaires. non seulement elle accroissait considérablement l'importance des affrontements, mais également elle leur donnait une nouvelle dimension. Les accrochages entre les hordes primitives auraient été appelés "combats tactiques" dans le vocabulaire militaire moderne, ce qui est, en fait, l'évaluation pure et simple de la force combattante par comparaison à une autre force dans un "accrochage tactique". Mais, comme les adversaires ne venaient plus au contact l'un de l'autre par le fait du hasard mais intentionnellement, non pas "sur place" dans le contact intime du combat mais "à distance" à partir de positions séparées par des dizaines de kilomètres, voire des centaines, et ayant à maîtriser, non seulement les lignes de front secondaires, mais aussi des fronts couvrant de vastes territoires et des zones étendues, alors s'offrit aux adversaires, à partir de cette "liberté de manœuvre", une possibilité de triompher de l'ennemi, possibilité entièrement nouvelle, d'une ampleur jusqu'alors inconnue et d'une incomparable supériorité.

L'effort tactique fondamental pour vaincre l'adversaire par la puissance et l'aptitude des forces de combat fut dépassé par l'effort de caractère "supérieur", de portée infiniment plus grande, faisant appel à une diversité de moyens plus considérable pour triompher de lui par la manœuvre des forces. C'est, en fait, par l'effort qui consiste à utiliser cette liberté de mouvements contre l'adversaire dans l'espace et dans le temps qu'on vainc sa résistance, grâce à une évaluation plus fine de la situation dans son ensemble et par un emploi plus efficace des forces dans le but de le leurrer, de le surprendre pour diviser ses forces pour les battre en détail, pour le contourner et l'attaquer sur ses arrières, pour l'encercler, etc. La nouvelle dimension militaire de la stratégie remplacera la tactique et la conduite de la guerre deviendra une épreuve d'intelligence au lieu d'une épreuve de force.

Cette supériorité de la stratégie sur la tactique donne à la conduite de la guerre non seulement une nouvelle dimension mais aussi une dimension prééminente capable d'une évolution et d'une utilisation méthodique encore plus grandes que ne l'est la tactique. La force tactique au combat peut manifestement être accrue par des moyens comme un meilleur armement et des équipements nouveaux, une organisation et une discipline plus efficace, une meilleure aptitude au commandement. Mais la tactique reste assez étroitement circonscrite dans les limites naturelles de ses moyens : hommes, chevaux, véhicules, navires à voiles.

La stratégie, en revanche, étant du domaine de l'esprit humain, comme lui, ne connaît pratiquement pas de limites. Il existe une telle conscience de la liberté pour exécuter des manœuvres entre armées ou entre flottes au combat et aussi des ressources inépuisables pour utiliser cette liberté de manœuvre grâce à un efficace dispositif des forces - une plus grande vitesse, de plus habiles combinaisons de forces, des subterfuges et des ruses de toutes sortes - que l'imagination et l'audace des chefs militaires disposaient ainsi d'un champ illimité pour étendre et accroître l'efficacité de leurs forces.

Plus la stratégie est ainsi capable de repousser l'adversaire dans ses derniers retranchements, plus sa défaite finale est facilitée par la bataille. Poussée au plus haut point (ainsi dans la campagne de César contre Pompée à la bataille d'Ilerda ou dans celle de Napoléon à Ulm), la supériorité des conceptions stratégiques a prouvé qu'elle peut être écrasante au point qu'il ne soit même pas nécessaire de confirmer cette victoire stratégique par une ultime bataille.

Cependant, comme pour toute chose, cet extraordinaire accroissement des possibilités dans la conduite de la guerre par le développement et l'application habile de la stratégie possède deux aspects ; si, d'un côté, il permet à l'esprit du chef militaire possédant les qualités d'imagination et d'audace d'utiliser les possibilités de la stratégie et les occasions presque illimitées qu'elle offre pour vaincre l'adversaire, de l'autre, il implique une plus fine évaluation des risques et des dangers.

Tout d'abord, les chances croissant, les enjeux vont monter en conséquence ; de grandes victoires stratégiques ont un caractère beaucoup plus décisif que de grandes victoires tactiques, mais, sauf circonstances exceptionnelles, elles sont obtenues au prix de risques proportionnellement plus grands. Si les analyses s'avèrent inexactes, si elles sont faussées par quelque accident malheureux, la défaite qui en résulte peut être bien plus grave ; c'est non seulement la perte d'une bataille, mais presque invariablement celle de toute la campagne et très souvent celle de toute la guerre. Les invasions de la Russie par Napoléon et par Hitler se sont toutes deux terminées par des retraites qui les obligèrent à retourner dans leurs capitales respectives où leurs régimes s'écroulèrent.

Ce risque accru d'une retraite et de son amplification dans la stratégie est, de plus, non seulement relatif à un adversaire, mais aussi à l'autre. Si la stratégie a permis à un adversaire de disposer de beaucoup plus grandes possibilités, cela était également vrai pour l'autre. Plus les adversaires s'efforçaient simultanément d'utiliser l'un contre l'autre les possibilités qu'offrait la stratégie, plus la lutte entre eux s'écartait d'une simple épreuve de force pour devenir un jeu au plus fin. Les deux adversaires qui cherchent avec détermination à se dominer l'un l'autre par des manœuvres stratégiques verront ces efforts provoquer une extension de plus en plus grande du conflit, lequel gagnera de plus en plus en intensité.

Finalement, la stratégie est bien plus profondément affectée que la tactique par l'incertitude même née du rôle joué par le hasard, ce qui constitue le caractère particulier ainsi que le problème fondamental de la conduite de la guerre ; car la guerre n'est pas seulement une action appréhendée de deux façons, dirigée contre un adversaire dont les réactions doivent être prises en compte et pour lesquelles on doit chercher une parade ; ce n'est absolument pas une simple et franche épreuve de force dans un affrontement face à face, mais une action qu'on exécute "dans le noir", contre un adversaire que nous ne connaissons jamais autant que nous le voudrions et dont les réactions, comme Clausewitz l'a constamment affirmé, représentent "le facteur le plus imprévisible de tous" ; notre action suscite une réaction dont nous ne savons pas ce qu'elle sera.

"Le devoir d'un chef militaire" est le problème fondamental de la stratégie dont Schlieffen montre le caractère paradoxal avec une concision exemplaire : "il est de détruire ou du moins de dominer complètement un adversaire, même quand celui-ci est le plus puissant, un adversaire dont on ne sait rien, ni où il se trouve, ni où il va, ni quelles sont ses intentions". La guerre est donc véritablement le domaine de l'incertain et du hasard : les dispositifs et les intentions de notre adversaire sont particulièrement dissimulés à nos yeux et notre propre évaluation de la situation ne nous fournit que des indications sujettes à caution sur les mouvements de l'ennemi ; l'histoire militaire relève que les adversaires ont presque toujours envisagé l'issue du conflit sous une forme et avec des yeux différents.

Alors que l'évolution de la conduite de la guerre entre des communautés sédentaires a de plus en plus atténué la violence et l'acharnement des combats à mort, en ce qui concerne l'intention, l'espace et le temps, cette évolution a simplement permis de remplacer une tension extrêmement concentrée par une autre infiniment plus étendue, intense et prolongée, car quelles qu'aient pu être les modifications et les alternatives qui ont modifié les formes de guerre au cours de l'évolution de l'humanité, son caractère fondamental de "conflit absolu", de "combat mortel", n'a pas été de ce fait affecté.

Si les guerres des peuples civilisés sont bien moins meurtrières et bien moins dévastatrices que celles des non-civilisés... toutes ces restrictions et ces alternatives ne représentent que des modifications imposées sur la conduite de la guerre à partir de l'extérieur... elles n'ont pas été développées à partir de sa nature intime dans laquelle il est impossible d'introduire un quelconque principe fondamental de modération sans proférer une absurdité 1.

Ainsi, à mesure que cette idée indéracinable de "tension absolue" s'est développée à partir de l'action violente concentrée des affrontements primitifs, pour aboutir à un processus prolongé de "l'art de la guerre" qui peut inclure la coordination de forces séparées par des centaines de kilomètres, et des semaines et des mois d'une action continue, le degré de tension imposé au chef militaire tend à dépasser ce que la nature humaine semble pouvoir supporter.

Clausewitz a constamment insisté, dans de nombreux passages et variantes de ses œuvres, sur cet extraordinaire accroissement de la tension, quand on passe de la tactique à la stratégie, chez les chefs militaires, depuis même le commandant en sous-ordre du plus haut grade jusqu'au commandant en chef qui lutte seul contre l'ennemi et contre le sort.

Alors qu'en tactique, nous sommes capables de notre côté de surveiller au moins visuellement les péripéties du conflit, où un assaut audacieux est une question de minutes, où nous sommes sujets à être emportés par un mouvement impulsif comme si nous étions capables de lutter contre un rapide dans un torrent, en stratégie nous ne sommes pas seulement confrontés à la tâche paradoxale d'avoir à vaincre un adversaire dont nous ne savons pas avec certitude où il est, ni où il va, ni quelles sont ses intentions. Nous devons essayer de le vaincre par la coordination de nos forces dont l'état exact nous est inconnu et cela à travers de vastes étendues de territoires qu'on ne peut surveiller ; les communications avec eux peuvent être coupées et contrariées à chaque instant par les effets omniprésents, difficiles à apprécier, des événements fortuits, dans un climat étranger fait d'incertitude et dans lequel la majorité de ces informations, quand elles nous atteignent, sont décourageantes et fallacieuses.

Ainsi, la stratégie est devenue non seulement la tâche de "conduite et direction de la guerre dans son ensemble", mais elle inclut aussi l'effort que doit faire tout chef militaire pour endurer et surmonter cet exceptionnel état de tension prolongée. Celui-ci est confronté à ce qu'il voit dans le conflit, ce qu'il désire accomplir de son côté et ce qui l'a déçu, ce qui s'est opposé à son action et ce qui le menace d'un péril mortel venant du camp opposé, c'est-à-dire les résistances continuelles, le climat général d'incertitude, les fatalités du hasard et la crainte des réactions imprévisibles de l'adversaire.

Donc, en temps de guerre, un chef militaire ne pourrait simplement se borner à tenter d'appliquer aveuglément et de son seul point de vue ses intentions et ses plans offensifs et défensifs dans un cadre rigide préconçu. Pour maîtriser efficacement dans l'ensemble du conflit les actions des deux camps, il doit, dans un sens très particulier, chercher à exercer son action également dans les deux camps autant que ce soit humainement possible. Il devra faire appel à toutes ses capacités de raisonnement et à toute son énergie pour atteindre (au figuré), à partir de son camp, le camp de son adversaire en essayant de coordonner simultanément la poursuite de ses propres objectifs et la maîtrise des mouvements de l'adversaire. Il conservera la maîtrise non seulement de ses propres forces et de leurs mouvements, mais aussi des risques dus à l'effet du hasard et des actions indépendantes de l'adversaire, à la fois en essayant de deviner ses intentions plus par intuition que par raisonnement solidement fondé et aussi grâce au dispositif de ses propres forces et à leurs mouvements, de façon à déjouer une quelconque réaction possible de l'ennemi.

Il devra tenir compte de ces trois formes de maîtrise : celle de son propre camp, celle du camp adverse et celle des imprévus, en procédant avec adresse, de manière à constamment les équilibrer et les doser pour en faire un "modèle évolutif" recherchant, par la combinaison de la fermeté et de la souplesse, à atteindre ses objectifs en triomphant des obstacles par des changements inévitables, mais aussi en modifiant à temps l'orientation de son action si celle-ci lui paraît manifestement irréalisable.

Il doit poursuivre d'une façon judicieuse la voie qu'il a choisie pour atteindre son but, triompher avec énergie de tous les obstacles, trouver rapidement des parades pour répondre à des développements imprévus, rechercher à tout prix le succès, endurer les échecs avec courage. Afin de réussir tout cela, quelque chose qui tient du surhumain, du surnaturel doit l'inspirer, appelez-le génie ou du nom que vous voudrez. De toute manière, il doit être convaincu de l'aide et de la protection d'une puissance supérieure.

Cette simple application de trois maîtrises, sur son propre camp, sur l'incertitude et le hasard, sur son adversaire, dans un processus évolutif fluctuant de "maîtrise de la stratégie", sur la situation dans son ensemble, exige donc que le commandant en chef puisse allier une volonté affirmée exceptionnelle à une intuition pénétrante.

Ce qui est ici exigé des plus hautes facultés intellectuelles c'est une unité de vue et de jugement portée à un haut degré d'intensité si bien que l'esprit acquiert une merveilleuse perception et que dans son essor il entrevoit et vient à bout d'un millier de questions peu claires qu'un esprit ordinaire n'arriverait péniblement à mettre en lumière qu'au prix d'un effort tel qu'il en serait épuisé.

Ainsi plus l'art de la guerre a cherché à s'élever au dessus du niveau de la "stagnation" et à aller vers le domaine de la stratégie, plus il est devenu une lutte d'intelligence entre des chefs militaires en vue d'obtenir la "maîtrise stratégique". Chaque adversaire recherche simultanément les moyens de poursuivre ses opérations en vue d'atteindre ses objectifs, tandis qu'il s'empare et qu'il maintient une maîtrise double sur ses actions et sur celles de son ennemi. Aussi longtemps que les deux adversaires réussissent à maintenir leurs maîtrises respectives dans ce duel où s'affrontent volontés et intelligences, l'offensive rencontre sa parade et la contre-offensive sa contre-parade.

L'un ou l'autre des adversaires éprouvera des revers et devra céder du terrain, mais il ne sera pas pour autant mis hors de combat. Ainsi, l'objectif militaire suprême de la stratégie est la destruction de la maîtrise que l'ennemi exerce sur nos "propres forces", l'anéantissement de sa faculté de parer nos coups et, au-delà, sa capacité à contrôler et à exercer plus longtemps d'une manière cohérente la direction de ses forces, ce que Clausewitz a appelé "le renversement complet de la puissance de résistance de l'ennemi".

Une fois brisée cette puissance destinée à exercer des actions logiques, il est aisé d'en recueillir les éléments. La stratégie devient ainsi, au lieu d'une lutte entre deux forces, un affrontement entre chacun des deux "ordres" : faire de son mieux pour conserver le sien propre tandis qu'on cherche à détruire l'ordre adverse.

Pour atteindre cet objectif supérieur, la stratégie, au cours des âges, a développé deux méthodes reposant sur deux principes contraires : la dislocation et la diversion, c'est-à-dire l'approche "directe" et "indirecte". La dislocation est l'action qui permet de briser l'ordre de l'ennemi par la simple combinaison de la puissance et de l'habileté à porter des coups, en fait, c'est la "force de l'épée". La diversion, approche indirecte, est, au contraire, la tentative pour "mettre l'ennemi en pièces" jusqu'à épuisement par la décentralisation systématique de notre résistance, en lui refusant constamment toute occasion de livrer bataille qui emporterait la décision, en le soumettant à une résistance omniprésente qui ne se laisse jamais surprendre mais qui, néanmoins, est toujours là : "la puissance du piège", la guérilla. Autant la destruction est le moyen habituel du plus fort, autant la diversion est celui du plus faible ; mais ce dernier moyen implique un emploi méthodique et une application si difficile, dépendant tellement de la prise en compte de l'espace, du terrain et de la population, que la diversion a été rarement reconnue efficace employée seule, mais uniquement en liaison avec des opérations menées par des forces régulières, comme on l'a vu en Chine et en Indochine, où un conflit débutant comme une guérilla s'est transformé peu à peu entre une guerre entre des forces régulières.

De plus, les deux méthodes diffèrent dans la façon de les appliquer aux deux domaines traditionnels de l'art de la guerre : la terre et la mer. Sur terre, la maîtrise stratégique a toujours tendu à devenir à la fois étroitement liée et mutuelle. Parce que la zone de manœuvre est généralement limitée, une fois que les adversaires se sont rencontrés, aucun d'eux ne peut se dérober à l'autre et ils tendent ainsi à exercer réciproquement la maîtrise sur les mouvements de l'autre, maîtrise dont ils ne peuvent se libérer que par l'annihilation de la maîtrise de l'adversaire. Même la diversion, même les opérations de guérilla sont un moyen possible, si insuffisant soit-il, de maintenir la maîtrise.

Sur mer, cependant, à cause de sa vaste étendue, le problème de la maîtrise s'est montré beaucoup plus difficile à résoudre. Les forces navales antagonistes, partant de côtes à des distances considérables l'une de l'autre, trouvent particulièrement malaisé d'en venir aux mains sur cette immense étendue inhabitée qu'est l'océan. Les rencontres ont été rares et passagères et refuser le combat aisé. Ainsi, sur mer, les deux adversaires n'avaient aucun moyen d'exercer chacun une maîtrise efficace sur les mouvements de l'autre. Une solution à ce dilemme fut finalement trouvée à l'époque moderne quand, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Hollandais et les Anglais adoptèrent la stratégie qui consistait à chasser leurs adversaires de la surface de cette mer incontrôlable, puis à les bloquer dans les ports là où justement ils pouvaient être neutralisés efficacement. Cette stratégie de la "maîtrise de la mer" comme on en vint à la nommer, consistait à exercer une maîtrise sur ces navires qui, bien qu'assez efficace, n'arrivait jamais à être totale ; contrairement à la maîtrise réciproque exercée sur terre par chaque belligérant sur les forces de l'autre, avec le blocus, nous avons affaire à une maîtrise unilatérale exercée par le plus fort sur le plus faible.

En outre, une fois cette stratégie de la maîtrise de la mer appliquée, une quelconque forme de diversion ne fut d'aucune utilité contre elle. Maintes et maintes fois, au cours des longs conflits sur mer entre la France et l'Angleterre, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu'au début du XIXe siècle, les Français s'efforcèrent en vain de rompre le blocus unilatéral de la flotte britannique qui les tenait à sa merci ; les Français utilisèrent alors toutes les formes concevables de diversion : soit un très grand nombre de croiseurs et de corsaires opérant individuellement, soit de puissantes formations ; finalement, Napoléon, dans un suprême effort pour tenter de briser le carcan de la maîtrise britannique sur ses forces du camp de Boulogne, se servit de l'effet produit par des mouvements d'aller et retour de flottes entières en Atlantique.

La campagne de Trafalgar, dans laquelle la "maîtrise de la situation", conduite de main de maître par lord Barham, réussit, en dépit de toutes les difficultés concevables (incertitudes, accidents, fatigue, etc.), à maintenir inébranlable la maîtrise des Britanniques malgré les manœuvres désespérées et les feintes de Napoléon, constitue une des campagnes les plus réussies jamais entreprises sur terre ou sur mer.

Mieux que n'importe quel autre exemple, Trafalgar est l'illustration parfaitement éclairante, d'une part, de la tension et de la contrainte presque insupportable de la stratégie et, d'autre part, de la manière dont un grand chef peut, grâce à sa volonté de fer et à sa ferme prise en main de la situation, la dominer et la maîtriser.