La doctrine militaire française de 1871 à 1914 :

considérations théoriques et matérielles

par Carl Pépin

" Ça a débuté comme ça ", dirait Céline dans son Voyage au bout de la nuit. En fait, il aura fallu à la France, suite à la défaite de 1871, une sérieuse remise en question sur l’efficacité de sa doctrine militaire et les moyens à prendre afin de ne plus répéter de futurs désastres nationaux. Cependant, les batailles de 1914 faillirent être le théâtre d’un second cataclysme en moins de cinquante ans. Que s’était-il passé entre temps, dans les esprits des stratèges militaires de la République, pour qu’on assiste une seconde fois à un siège de Paris? Bien entendu, le deuxième acte, du moins à court terme, fut victorieux mais à quel prix! 300,000 soldats tués à la fin de 1914 pour en arriver à quoi? À donner l’impression à l’État-major qu’il avait vu juste dans sa conception stratégique.

Bien sûr, ce constat est quelque peu brutal et mérite qu’on y apporte des nuances. Le présent article se veut une étude sur la doctrine militaire française au cours des années qui ont précédé la Grande Guerre. En fait, nous tenterons de voir, à partir d’une réforme de la pensée militaire depuis 1871, comment l’État-major de l’armée française a modifié sa conception de la bataille et comment il a appliqué ces réformes sur le terrain et dans le corps des officiers chargés de transmettre les nouvelles instructions aux soldats.

L’humiliation de 1871 : genèse du problème

La paix de Francfort avait permis à Thiers et Favre de limiter en quelque sorte les dégâts, notamment en acceptant à contre-cœur la condition de Bismarck réclamant, comme lourd butin de guerre, la prise de l’Alsace-Lorraine en échange d’une évacuation du territoire. Humiliée. C’est une France dans cet état qui émerge de la guerre contre la Prusse et ses alliés germaniques. Fière et confiante, l’armée française fut pourtant surprise et battue en quelques semaines par une puissance attaque allemande. Battue, l’armée l’était certes, mais le facteur de la surprise doit être travaillé. En effet, si l’on compare les armées françaises et allemandes pendant l’ " Année terrible ", on s’aperçoit d’entrée de jeu qu’il y a des différences fondamentales au désavantage évident des Français. Ces contrastes inquiétants seront à la base de la remise en question de la doctrine militaire de la nouvelle République, voyons-les de plus près. En premier lieu, l’armée de Napoléon III n’est pas prête pour faire la guerre. Pourquoi? Elle ne peut aligner au début de la guerre, le jour même compte tenu des difficultés du système de mobilisation, que 300,000 hommes qui ne composent en fait qu’une armée de métier. Pour les assister, la France mobilisa sa garde nationale qui ne disposait pas des capacités de résister au moindre régiment de réserve allemand. En face, c’est une armée disciplinée de soldats conscrits, intruits et bien entraînés qui atteint un effectif d’un demi-million d’hommes! Par ailleurs, la Prusse compte sur l’utilisation massive de l’artillerie lourde contre les places fortes en particulier et préfère aligner ses armées sur des points concentrés plutôt que de les disperser. Ces deux manières de procéder compensent largement pour la déficience du fusil Dreyse allemand face à l’excellent Chassepot français.

Quant au corps des stratèges, les déficiences françaises étaient aussi profondes qu’au sein de l’armée active. Nous avons dit " corps des stratèges " (État-major), mais en fait il n’existe pas de manière permanente en 1870! Le chef de l’armée est l’empereur en personne qui est assisté par des généraux formant entre eux une société fermée et peu encline à échanger entre ses membres des informations tactiques en pleine bataille quant aux dispositifs des armées. Les stratèges français n’ont pas la possibilité d’établir des débats sur la doctrine à adopter ni sur le seuil de risques à faire courir aux soldats. Le résultat fatal fut l’impossibilité de commander une grande quantité d’hommes. En Allemagne, c’était tout le contraire, en particulier sous l’influence de von Moltke qui prit la peine de structurer un État-major solide en plus d’avoir la chance de manœuvrer avec plus de liberté car il n’avait pas le roi à sa table contrairement à ce qui se passait en France.

L’Allemagne a von Clausewitz, la France Ardant du Picq

Le constat fut souvent établi que l’armée française de 1870-1871 n’avait pas les qualités offensives nécessaires afin de démontrer une agressivité qui aurait pu influencer le cours des événements. Dans le but de renverser cette situation, des stratèges avaient énoncé certaines doctrines, voire une " philosophie de guerre " qui somme toute avaient une chance d’être entendue de la part des généraux. En Allemagne, Carl von Clausewitz avait rédigé De la guerre, ouvrage de stratégie militaire qui constituait une base à la réorganisation de l’armée prussienne dans les années 1860. Quant à la France, c’est le colonel Ardant du Picq (tué à la tête de son régiment en 1870) qui avait pensé au principe de " L’attaque à outrance ", et ce dès 1870 dans son livre Études sur le combat. Du Picq avait une idée bien simple : attaquer à la limite maximale afin de briser les rangs ennemis devant une rangée de baionnettes chauffées à blanc. Bien que certains critiques affirmèrent que le livre de du Picq fut assez radical, il n’empêche qu’il offrait une alternative à la doctrine défensive qui était dictée auparavant. Autrement dit, il était question d’un chambardement complet dans la manière de penser et de voir la bataille. On peut également prétendre que dans un contexte de revanche, suite à la défaite, les idées de du Picq eurent une certaine facilité à passer dans le corps des officiers de l’armée française. Bref, il fallait s’écarter du carcan défensif, de ce repli qui risquait de menacer la France à long terme.

La nouvelle théorie de l’offensive à outrance avait dû, avant de passer dans le corps des officiers comme mentionné précédement, passer l’étape de l’acceptation de l’État-major. Cela fut chose facile puisque les idées de du Picq avaient des supporters. En effet, un groupe d’officiers de haut rang, dirigé par les colonels Loiseau de Grandmaison et Ferdinand Foch, transcrivirent la nouvelle théorie dans les manuels destinés à la formation des futurs officiers dans les collèges militaires tels Saint-Cyr, Polytechnique, etc.. Tellement convaincu de cette manière de voir les choses, de Grandmaison n’hésitait pas à affirmer que l’armée française avait reconquise ses traditions militaires de jadis, qu’elle ne devait plus admettre aucune conduite des opérations contraire à l’offensive. La doctrine de du Picq faisait dire à de Grandmaison que faire la guerre était en somme simple, il fallait savoir où est l’ennemi et décider quoi faire ensuite. Le théoricien militaire chinois Sun Tzu, dans son Art de la guerre, disait également la même chose il y a de cela environ 2,500 ans!

La transition matérielle (1880-1905)

Entre 1880 et 1905 (dates approximatives il va de soi), l’armée française avait apporté une série d’améliorations à ses équipements. Cette optique matérielle faisait partie de l’aspect concret du renouvellement de la stratégie de l’armée. L’attaque à outrance n’était pas possible si l’armée ne disposait pas de moyens efficaces afin d’y parvenir. On en était bien conscient car il fallait changer l’image et la réputation du soldat qui avaient été quelque peu entaché par la défaite de 1870. Cependant, il y a un pas considérable à franchir entre la prise de conscience d’un problème et l’apport de solutions. Certains dirons qu’en 1914 le fantassin français était un copie-conforme de son prédécesseur de 1870, mais permettons-nous d’y apporter des nuances, car il n’y a pas que des fantassins dans une armée. En premier lieu, les " mauvaises nouvelles ". Oui, le soldat de 1914 (selon les études de Liliane et Fred Funcken¹) porte toujours les pantalons rouges de garance avec la capote gris-bleue et le képi classique. Mis à part certaines modifications conernant des détails peu importants comme les boutons par exemple, l’uniforme n’a pas vraiment évolué. Quant au sac à dos, la " garde-robe " du fantassin, celui-ci était un peu plus petit mais mal adapté au combat contemporain. En service depuis 1893, l’ " As de carreau ", comme on l’appelait, avait profondément déçu les soldats. Son premier défaut, et non le moindre, consistait à appliquer un produit noir afin de le rendre imperméable. Discipline oblige, le sac devait être constament reluisant sinon c’était la punition. Nous nous abstiendrons ici d’énumérer toutes les étapes que le soldat devait accomplir pour mettre son sac sur le dos parce qu’il s’agissait d’un véritable fardeau. Le même problème s’appliquait aux cartouchières dont une avait été ajouté dans le dos à la hauteur des reins pour compensser l’espace perdu par la mise en service d’un havresac plus petit. À l’avant la disposition de celles-ci (au nombre de deux) pouvait nuire au fantassin lorsqu’il était couché au sol car elles lui compressait directement le ventre. Pour comparer avec l’équipement allemand, le soldat avait ses cartouchières (au nombre de six mais d’un poids plus léger favorisant la locomotion) disposées d’une manière mieux équilibrée.

Du côté du fusil, l’armée française de 1870 avait une longueur d’avance, sinon deux, sur son adversaire allemand. En effet, le fusil Chassepot, adopté officiellement en 1866, tirait des balles dans un magasin et avait une cadence de tir et de portée deux fois supérieures à son homologue allemand le Dreyse. En 1886, le fusil Lebel (du nom de son concepteur, le colonel Lebel), de sa véritable appelation le " Fusil 86 modifié 93 ", était mis en service. D’un calibre assez élevé, 8mm, le Lebel pouvait contenir dix balles, dont huit étaient logées dans le fût sous le canon. Bien que le fusil pouvait contenir beaucoup de cartouches, cela accentuait sa pesanteur en plus de déséquilibrer son centre de gravité vers l’avant. Déjà un peu dépassé en 1914 par rapport à ses homologues, le Lebel constituait quand même une arme fiable pour le fantassin bien entraîné d’autant plus qu’un modèle appelé " 1907-1915 " à magasin avait été adopté et modifié par après entre les dates correspondantes à son nom.

Dans un autre ordre d’idées, bon nombre d’historiens militaires considèrent qu’un des facteurs ayant joué sur la défaite française en 1870 fut l’artillerie et son utilisation. Arrêtons-nous un peu plus longuement sur ce point. La Prusse utilisait un canon Krupp en acier avec une rayure qui avait pour avantage d’accroître la rapidité du projectile, mais également sa portée en plus d’éviter un surchauffement précaire. Côté utilisation, le canon se chargeait par la culasse et non par la gueule et chaque régiment disposait de trois pièces pour environ mille hommes. Par rapport à la Prusse, la France accuse un retard marginal. N’ayant que 900 canons à sa disposition contre les 1,200 de l’ennemi, ceux-ci sont en bronze (chauffent plus vite), ne sont pas rayés à l’intérieur et la qualité des projectiles tirés laisse à désirer. Précisons que le ratio est cette fois-ci de deux pièces pour mille hommes. Cette manière de voir les choses, quoique que les chiffres concernant le nombre de pièces respectives à chaque pays se contredisent en toute honnêteté², a amené les stratèges français à revoir la qualité de leurs pièces.

Voilà donc que vers la fin du XIXe siècle le système du canon à frein hydraulique fit son apparition en France et dans d’autres pays. Ce sont les capitaines Émile Rimailho et Sainte-Claire Deville qui mirent au point la pièce dont attendait la France, le célèbre " 75 ". D’une portée trois fois supérieure par rapport à ses voisins de même calibre, le 75 était en quelque sorte la meilleure arme que possédait l’armée française aux débuts des hostilités en 1914 d’autant plus que les fantassins allemands devaient subir vingt tirs par canon et par minute! Enfin, les obus tirés par ce canon étaient très variés allant de l’explosif, à l’obus incendiaire, fumigène et à gaz. Malgré tout, l’artillerie de la France présentait la même lacune que celle de 1870 : où sont les canons lourds?

Le principe de l’attaque à outrance prévoyait bien sûr une offensive rapide et décisive avec le maximum de mobilité tant pour la troupe que pour l’artillerie. Dans ce contexte, les canons de lourd calibre n’étaient pas, selon les considérations avancées par Joffre et cie., adaptés à une guerre de mouvement. Seul, le 75 suffirait de par la cadence de son tir et la rapidité de celui-ci à se déplacer pour suivre l’infanterie. Pendant la bataille de la Marne, l’artillerie lourde n’entrait pas dans les calculs de l’État-major français. Jusqu’en 1916 au moins, l’artillerie lourde de la France était très " improvisée " selon la formule des époux Funcken et les vieux modèles des années 1880 étaient abondament utilisés en 1914-1915.

D’une stratégie à l’autre ou les " Plans XV, XVI et XVII "

Dans l’éventualité d’une autre guerre contre l’Allemagne, les généraux français avaient prévu une série de plans stratégiques afin de parer les coups. Précisons-le immédiatement, ces plans (auxquels ont accordait un nombre pour les distinguer) ne sont en fait que des indications de concentrations de troupes. En prenant exemple sur le Plan XVII (finalisé en 1914), l’on considère qu’il doit y avoir une vigoureuse offensive en Alsace et en Lorraine, mais ce qui prime avant tout c’est la disposition des corps d’armées avant le début des opérations. Sachant cela, qui décident de qui fait quoi?

Au cours de l’été de 1910, c’est le nouveau généralissime Victor Constant Michel qui s’attarda à étudier le Plan XVI adopté auparavant en 1907-1908. Constatant que ce dernier comportait d’importantes négligeances quant à l’éventualité d’une offensive allemande en Belgique, il décida de revoir le tout et soumis ses résultats en 1911 au Ministre de la Guerre d’alors, le général Brun. Le principal changement au niveau de la doctrine était que Michel prévoyait que l’Allemagne dirigerait ses troupes d’une manière très profonde en Belgique et non pas superficiellement, en passant par la Meuse et la Sambre seulement, comme le prédisait le Plan XVI. Selon ce qu’écrit l’historien Samuel R. Williamson Jr. à propos de la justification de Michel pour cette modification : " The General (Michel) supported this assertion by pointing to the Anglo-German naval rivalry, to German ambitions to Antwerp (…)³ " Permettons-nous d’ajouter également qu’une offensive en Belgique offrait à l’armée allemande un plus large espace pour manœuvrer contre les Français.

Concrètement, Michel proposait de revoir le Plan XVI afin de concentrer près de 700,000 hommes tout au long de la frontière franco-belge (on est loin de l’Alsace-Lorraine!). On peut deviner que son intention était, dans un premier temps, d’offrir un maximum de résistance contre une offensive allemande en Belgique dont il était certain de l’avènement. L’autre argument de taille favorisait un rapprochement avec les armées anglaises et belges, donc une coordination plus adéquate. Quant au front partant de l’Alsace-Lorraine jusqu’à la frontière suisse, Michel prévoyait fixer 300,000 hommes. Comment alors l’armée française pouvait compter sur un million de soldats à la mobilisation? La solution était de faire comme les Allemands et d’utiliser les régiments de réserves au même titre que ceux de l’armée active. Les événements de 1914 prouvèrent que Michel avait vu juste, mais la principale opposition à son plan venait de Joffre qui estimait que la minceur des effectifs en Alsace-Lorraine ouvrirait la porte de Paris aux Allemands.

Ce Plan XVI était l’ " intermédiaire " des trois plans militaires établis entre 1903 et 1914. Nous avons décidé de l’aborder en premier afin de mieux saisir la réalité concernant les Plan XV et XVII. Son prédécesseur, le Plan XV il va de soi, prévoyait une stratégie tout autre dans la mesure où la concentration des troupes ainsi que leurs utilisations n’émanaient pas de la même philosophie militaire. En effet, le général Brugère avait finalisé le Plan XV en 1903 dans l’optique d’une concentration très massive destinée à attaquer en Lorraine. Il refusait en ce sens de déplacer, en dépit des rapports transmis par ses officiers, quelques troupes vers le nord afin de contrer une offensive certaine des Allemands en Belgique. Brugère croyait qu’une telle approche de l’ennemi affaiblirait son flanc en Lorraine et faciliterait l’avance française. Le seul argument susceptible de convaincre Brugère de déplacer des troupes vers le nord était la protection des places fortes autour de Verdun qui, comme on le pensait, consituaient un pivot efficace à de futurs orientations lors des déplacements stratégiques français une fois l’assaut allemand amorcé. Le général Hagron, successeur de Brugère, modifia le plan XV en 1907 afin de fortifier une fois pour toute Verdun. Après tout, des troupes concentrées à Verdun prendraient autant de temps pour se rendre en Lorraine ou en Belgique compte tenu des intentions allemandes. Ensuite, la rapidité de la mobilisation française fournirait les troupes nécessaires afin de " recolmater " le certain vide laissé à Verdun après le déplacement des premières troupes vers la Belgique ou la Lorraine. De ce Plan XV ressortait cependant une lacune que s’empressa de combler Michel dans son plan XVI, soit tenir compte de la présence des forces britanniques dans la bataille. La conclusion finale des accords de l’Entente Cordiale (1908) facilita la tâche de Michel afin d’inclure des disposition pour l’armée britannique par exemple.

Comme on peut le comprendre, à la lumière des précédentes lignes, le Plan XVI était différent du Plan XV, mais ces changements drastiques de la part de Michel lui coûtèrent son poste de généralissime en juillet 1911 au profit de Joffre. Le départ de Michel n’était pas étranger des conflits que son Plan XVI avait suscité entre lui et le Ministre de la Guerre d’alors, Adolphe Messimy. Ce dernier pensait que Michel n’avait pas l’étoffe d’un stratège et il le força à démissionner. Le principe d’offensive en Belgique et de la participation des réserves à l’armée d’active ne concordaient pas avec la pensée du Ministère, ni avec celle du Conseil Supérieur de la Guerre. La nomination de Joffre avait, à notre sens, un objectif précis : réconcilier la pensée du nouveau généralissime (chef de l’armée rappellons-le) avec les deux organismes précédemment mentionnés. Le concepteur du prochain Plan XVII voulait reprendre l’offensive à outrance en y ajoutant sa touche personnelle. Ce qui est présenté ici se veut une description du nouveau plan axé davantage sur les enjeux extérieurs de la doctrine militaire française.

Entre Joffre et Michel règnait une animosité dans la mesure où les deux hommes ne s’entendaient sur à peu près aucun point de la stratégie militaire en général. Le seul point de concordance entre les militaires était que la Belgique faisait désormait faire partie des plans de bataille, mais encore là l’importance de cet État dans la doctrine varia. Le général Joffre lança un programme bien particulier d’exercices et de manœuvres militaires afin de développer l’esprit tactique de l’armée française. La conception de sa doctrine reposait sur les habilités des régiments à se déplacer en bonne coordination et d’utiliser la logistique et la cartographie à son plein potentiel. L’armée française, après l’épisode Michel, était revenue à ses traditions d’attaque à outrance. Ce que Joffre appliqua, en ingénieur qu’il est, dans son Plan XVII consistait d’abord à remodeler l’utilisation de l’armée au combat. Citons un simple exemple, les rapports entre l’artillerie et l’infanterie devaient se limiter à l’intervention de ce premier acteur seulement pour supporter minimalement l’avance d’une infanterie rapide.

Lors de la conception de ce Plan XVII, la personnalité de Joffre influença le développement de ce dernier puisque le général faisait à peu près ce qu’il voulait¹¹ en assurant le gouvernement de lui faire confiance compte tenu de sa longue expérience militaire. Contrairement à Michel, Joffre était d’avis que la concentration de troupes n’assurait pas nécessairement que l’on puisse les manœuvrer à sa guise le moment venu. Stationnées près des frontières de l’Alsace et de la Lorraine, le gros des troupes françaises devaient presque improviser dans le cadre global d’une offensive vers les provinces perdues. Ce Plan XVII était plus flexible que le XVI parce que Joffre tenait compte du fait qu’on ne pouvait guère fixer des armées sur des points précis longtemps à l’avance. Par ailleurs, Joffre considérait la présence de la Russie dans son plan. La structure de celui-ci et la vigueur de l’offensive en Alsace-Lorraine allait de pair avec ce que feraient les Russes de leur côté. L’application du Plan XVII était dépendante de l’offensive russe dont les lignes étaient très vagues, ce qui affectait du coup la précision du Plan établit par Joffre. Enfin, le généralissime étudiait la question de la capacité de l’Allemagne à lutter sur deux fronts simultanément. Selon lui, l’Allemagne ne disposait pas de ressources suffisantes pour tenir longtemps des deux côtés. Encore faut-il que la Russie et la France puissent coordonner leurs actions.

Conclusion

" Ça a finit comme ça ", que nous nous permettons d’ajouter en guise de conclusion. À la fin de 1914, et même au delà, l’armée française encaissa de dures épreuves qui la saignèrent littéralement et faillirent provoquer à nouveau sa défaite. Les efforts des stratèges afin d’édifier la doctrine militaire de la France avaient certes eu des bénéfices mais pas autant que l’on aurait désiré. Devant la défaite de 1870-1871, les stratèges avaient répondu au manque d’agressivité de l’armée par des mesures extrêmes d’attaque à outrance. Ces notions, qui nous paraissent aujourd’hui complètement démesurées, furent constamment perfectionnées au fil du temps, n’eut été de l’épisode du général Michel en 1907-1908.

Au point de vue matériel, l’armée française s’alignait comme la plupart des armées du monde vers la voie de la modernité. Nouveaux canons, nouveaux fusils alimentèrent les magasins militaires afin d’équiper une armée qui était commandée par des esprits encore prisonniers de la mentalité du XIXe siècle. Grands déploiements, grandes manœuvres, la doctrine militaire française avait-elle vraiment évolué sur ce plan? Elle n’était, à notre sens, guère différente de la pensée des autres pays en 1914, sauf que son adaptation à la réalité d’une guerre moderne de tranchées fut plus lente. Les Allemands comprirent plus rapidement l’avantage de rester sur une position défensive lorsque l’on se bat dans des tranchées, mais notre but n’est pas ici de faire le procès de qui que ce soit. En fait, le présent article cache essentiellement notre surprise de voir, qu’avec tant d’innovations techniques dans l’armement, la France n’a pas su mettre en place des concepts stratégiques à la hauteur de ce qu’elle avait perfectionné matériellement.

Bien qu’aucune armée au monde d’alors puisse se vanter d’avoir de la qualité totale dans tout son arsenal, il n’empêche que la France avait en 1870, en 1914 et même en 1940 ce qu’il lui fallait pour remporter la bataille. À chaque fois dirait-on, le problème des insuccès venait d’en haut. 

¹ Liliane et Fred Funcken, L’uniforme et les armes des soldats de la guerre 1914-1918. 1. Infanterie-Blindés-Aviation, Belgique, Casterman, 1970. 155 p.

² En effet, l’historien William Sherman affirme que les Français ont 900 pièces au début de la campagne de 1870 contre 1,200 pour les Prussiens. Or, il précise par ailleurs que la France aligne 250,000 hommes contre 500,000 pour la Prusse. Calculs faits (consédirant qu’i s’agit d’un estimé de canons par rapport à des hommes), le nombre de pièces par rapport aux fantassins nous donne respectivement pour la France et la Prusse 0,0036% contre 0,0024%. La France aurait-elle, toute proportion gardée, plus de canons que la Prusse ? Lire à ce sujet : " La défaite ? Des stratèges en tirent des leçons " dans Historia spécial : 1870 : enquête sur une guerre perdue d’avance, no. 58 (mars-avril 1999), pp. 68-71.

³ Samuel R. Williamson Jr., The Politics of Grand Strategy. Britain and France Prepare for War, 1904-1914, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1969, p. 115.

¹¹ Du moment où ses décisions ne débordaient pas des cadres internes de l’armée française.