La "victoire" de la Bérézina
par Henry
Lachouque
Le
passage de la Berezina est embrumé de chroniques et de légendes selon
lesquelles les forces russes sont établies le long de la ligne d'eau sur
laquelle les Français vont tenter de jeter des ponts, tandis que le corps de
Koutousov les serre de près, par derrière. Finalement, sous le feu de
l'ennemi, les ponts s'écroulent, les troupes disparaissent dans les flots glacés,
malgré l'héroïsme des pontonniers du général Eblé.
Sauf
l'héroïsme des pontonniers, tout est faux. L'impéritie des généraux russes,
la peur que leur inspire Napoléon, l'énergie, le calme de l’Empereur, le
courage, la valeur des soldats valides restés fidèles aux drapeaux ont permis
que le « passage de la Berezina » ne fût pas une aventure désespérée,
mais bien une opération étudiée, précédée de reconnaissances tactiques et
techniques, accompagnée de démonstrations destinées à tromper l'ennemi, exécutée
sur ordres et terminée en victoire.
24
novembre, 6 heures du soir. Ayant quitté Bobr ce matin vers 8 heures,
l'Empereur arrive à Lochnitza. Deux nouvelles, deux mauvaises. Oudinot rend
compte. Le 21, Tchitchagov a chassé de Borissov, repoussé sur la rive gauche
de la Berezina et fait suivre Dombrowski et ses Polonais par Pahlen. La tête de
pont est perdue. Le 22, marchant vers cette ville, selon les ordres reçus, le
maréchal a rencontré et pris sous son commandement les Polonais. Le 23, les
Russes de Pahlen, refoulés et mis en déroute, se sont retirés sur Borissov et
ont brûlé le pont.
«
Ils y sont », s'écrie l'Empereur en frappant le sol de sa cravache. « Il est
donc décidé que nous ne faisons que des sottises! »
Dans
une cabane à proximité, il fait étaler ses cartes. Jomini, gouverneur de la
province, suggère de passer au-dessus de Borissov, où la rivière est peu
profonde, mais Napoléon pense à se retirer sur la ville de Minsk. Un espoir ?
Le
général Corbineau, commandant une brigade de cavalerie du 2e corps, envoyé
par Oudinot vers Gouvion-Saint-Cyr, conte son odyssée. Il rejoignait le maréchal
par la rive droite de la Berezina et cherchait un passage lorsqu'il a rencontré
un paysan qui venait de traverser la rivière au gué de Studianka, à trois
lieues en amont de Borissov. Malgré les glaçons, il est entré dans l'eau
profonde de trois ou quatre pieds et est arrivé sans encombre sur la rive
gauche avec ses escadrons.
Ce
renseignement précieux confirme le rapport de reconnaissance exécuté par le général
Edouard de Colbert, commandant le 2e chevau-légers lanciers de la garde.
Raisonnons :
Ni
Wittgenstein (30 000 hommes) ni Koutousov (90 000 hommes) ne paraissent pressés
de s'approcher de Napoléon. Le premier est tenu à distance par Victor vers
Baturé (9 lieues nord-est de Lochnitza). Le second est encore sur le Dniepr, à
150 kilomètres de la Berezina, et vient d'envoyer à Tchitchagov l'ordre
d'observer vers la Berezina et par conséquent de dégarnir Borissov, parce que,
pense-t-il, les français doivent se porter sur Minsk. On aura donc largement le
temps de passer. Corbineau et sa brigade emportent les ordres de l'Empereur à
Oudinot : commencer secrètement les préparatifs de passage à Studianka, faire
des démonstrations très apparentes à Borissov pour tromper Tchitchagov, répandre
le bruit que c'est ici le point de passage de l'armée. Les généraux Eblé,
commandant les équipages de pont, Chasseloup-Laubat, commandant le génie,
Jomini, les pontonniers, les bataillons des sapeurs partent pour Borissov.
Borissov,
mercredi 25 novembre.
Eblé,
son chef d'état-major, le colonel Chapelle, ses officiers, le général
Chasseloup, le chef de bataillon Chapuis à la tête de 7 compagnies de
pontonniers, soit 400 hommes armés, disciplinés, des compagnies de sapeurs, le
bataillon des ouvriers de la marine arrivent à 5 heures du matin avec six
caissons d'outils, clous, clameaux, haches, pioches, scies, etc., deux forges de
campagne, deux voitures de charbon. Matériel en bon état, chefs prévoyants,
hommes magnifiques. Chacun d'eux porte depuis Smolensk, par ordre d'Eblé, un
outil, vingt grands clous, des clameaux, etc. Corbineau et ses chasseurs sont là.
Le 2e corps occupe la ville, c'est-à-dire trois cent cinquante maisons de bois
établies sur la rive gauche de la rivière partagée en deux bras qu'enjambe un
pont dont un quart (rive gauche) est intact. Au-delà, un bois de sapins, un
retranchement malmené au cours de la bataille de samedi dernier. Çà et là,
des cavaliers russes; sur les hauteurs, en demi-cercle, les canons de Woinov et
de l'émigré français Langeron, général russe, convergent vers la ville.
Dans le sud, les troupes légères de Ourk observent vers la route Berezina-Minsk.
En
amont de Borissov, les deux bras de la rivière serpentent entre les îles boisées;
volées d'oies sauvages dont, en août dernier, les cavaliers de Grouchy ont mis
un certain nombre à la broche; deux chemins bientôt réunis s'éloignent vers
le nord. Le premier longe la vallée à travers les prairies, passe à la métairie
de « Vieux-Borissov » appartenant au prince Radziwill, franchit deux ruisseaux
près d'un moulin, ondule sur quelques monticules, gagne Bytchi, atteint
Vesselovo (trois lieues). Le second traverse un plateau, descend dans un ravin
assez encaissé, avant de rejoindre le précédent. Dès hier, la cavalerie légère
du général Bordesoulle (1er corps) a fait des démonstrations à trois petites
lieues en aval de Borissov, tandis qu'en amont le général Aubry reconnaissait
les passages de Slakova et de Studianka .
...
« Les travaux ont commencé pour jeter un pont, cette nuit, en cet endroit, écrit
Oudinot. Je n'ose garantir le succès de l'entreprise, mais je suis résolu à
tout tenter pour la faire réussir. »
5 heures du
soir. L'Empereur arrive à Borissov. Guidé par Corbineau, il reconnaît les
bords de la rivière, se rend avec Caulaincourt jusqu'au pont détruit, se fait
voir, ordonne des démonstrations de passage par une ou deux compagnies de
sapeurs, gagne dans la soirée la ferme de « Vieux-Borissov », y couche...
Et
le 26 novembre, au petit matin, met pied à terre à Vesselovo. Nombreuse
escorte : 3500 hommes de la vieille garde à pied, 1400 cavaliers montés de la
garde à cheval, 1500 non montés, le groupe d'officiers à cheval constitué
avant-hier à Bohr sous le nom « d'escadron sacré », commandé par Murat et
Grouchy. Chasseloup, Eblé, sapeurs, pontonniers, matériel, sont là; Oudinot
est chargé du passage. Les soldats du 2e corps abattent des maisons pour
prendre les bois indispensables à la construction des ponts; pontonniers et
sapeurs fabriquent des chevalets, forgent des clous, des clameaux.
Sur
la rive gauche, quarante pièces sont en batterie pour appuyer la garde à pied,
prête à protéger le passage à gué des fantassins, en croupe des cavaliers
de Corbineau et d'une brigade d'Oudinot, hissée sur des radeaux.
L'opération
a réussi; on les voit maintenant se détachant en sombre sur la neige, accrochés
aux cabanes de grill, aux lisières des grands bois. Quelques coups de feu...
Les
reconnaissances étant faites, ordre d'établir deux ponts à 100 mètres l'un
de l'autre est donné : celui de droite pour l'infanterie et la cavalerie, celui
de gauche pour l'artillerie et les voitures. Les opérations ont été décrites
par le colonel Chapelle et le chef de bataillon Chapuis qui, sous les ordres du
général Eblé, les ont fait construire.
Le
général Eblé établit les plans et ordonne le travail. La rivière : largeur
100 mètres; profondeur maximale de 2 mètres à 2,30 mètres; courant peu
rapide; fond vaseux et inégal; terrain des deux rives marécageux mais durci
par le gel.
Travées
nécessaires : 24, longueur 4,25 mètres à 4,30 mètres
Chevalets
: hauteur 1 mètre à 3 mètres, longueur des chapeaux : 4,50 mètres, 23
chevalets par pont ;
Poutrelles
formées de bois non équarri; longueur de 5,25 mètres à 5,50 mètres, diamètre
15 cm ;
Tabliers
: rondins cloués sur les poutrelles, calés avec de la paille, du foin, du
chanvre, etc.; longueur 5 mètres; diamètre : 15 cm. environ;
Quelques
planches.
Mal
nourris, marchant depuis Moscou sans souffler, les hommes sont très fatigués.
« Pontonniers et sapeurs travaillent avec un zèle et un courage dignes de tous
les éloges. Les pontonniers seuls ont travaillé dans l'eau, malgré les glaces
que charriait la rivière. Ils y entraient souvent jusqu'aux aisselles pour
placer les chevalets qu'ils tenaient de cette manière jusqu'au moment où les
bois qui servaient de poutrelles étaient fixés sur les chapeaux. »
A
une heure de l'après-midi, le premier pont est terminé. L'Empereur n'a pas
quitté le bord de la rivière, ni cessé d'encourager les travailleurs; il
regarde défiler le 2e corps, qui passe le premier. « Tous les régiments sont
parfaitement en ordre et montrent beaucoup d'ardeur. En prenant des précautions,
on fait passer une pièce de 8 et un obusier avec leurs caissons. »
Puis
s'écoulent les Polonais de Dombrowski, les cuirassiers de Doumerc, en tout 10
000 hommes, qui se rabattent aussitôt à gauche et bousculent les troupes légères
de Tchapanitz, avant garde de Tchitchagov. « Le pont de gauche, destiné aux
voitures, est terminé à 4 heures. Aussitôt l'artillerie du 2e corps passe,
suivie par celle de la Garde, le Grand Parc, l'artillerie des autres corps et
les diverses voitures de l'armée.
L'Empereur
s'emploie à faire filer sur la rive droite les corps qui viennent de Borissov.
Pourtant,
poursuivent Chapelle et Chapuis, en passant sur le tablier raboteux constitué
par des rondins recouverts de paille, de chanvre, les voitures faisaient éprouver
au pont des secousses d'autant plus violentes que toutes les recommandations étaient
le plus souvent inutiles pour empêcher beaucoup de conducteurs de faire trotter
leurs chevaux (!) Les chevalets s'enfonçaient inégalement sur un sol vaseux;
il en résultait des ondulations, des inclinaisons qui faisaient écarter les
pieds des chevalets. Ces inconvénients causèrent trois ruptures... »
A
trois heures, trois chevalets du pont de gauche s'écrasent... « Les
pontonniers harassés dorment au bivouac sur de la paille. Faisant entendre la
voix de la Patrie et de l'Honneur, Eblé parvient à tirer d'auprès du feu la
moitié de la troupe... Le 27 novembre, à 2 heures du matin, trois chevalets du
même pont s'effondrent à l'endroit le plus profond de la rivière. La seconde
moitié des pontonniers est employée à réparer ce nouvel accident. »
Lauriston, envoyé par l'Empereur, presse le travail; généraux, officiers,
soldats, pataugent dans l'eau glacée; la communication est rétablie à 6
heures du matin.
A
4 heures du soir, rupture de deux chevalets assez facilement réparés.
Dans
la matinée, Napoléon et le quartier général sont installés à Zavniki, sur
la rive droite, dans deux petites niches de six pieds carrés. A cheval, près
des ponts, l'Empereur accélère le passage des 4e, 3e, 5e et 6e corps; 6000
hommes précédés des aigles portées par des sous-officiers. Davout tient
l'arrière-garde et n'est pas arrivé. Derrière lui, Victor, parti des Borissov
à 4 heures du matin et précédé de la division Daendels, installe sur les
hauteurs la division Gérard, les troupes de Berg, la cavalerie de Fournier-Sarlovèze
éclairant vers Kestritza, où Wittgenstein est arrivé la veille; vers Borissov,
le maréchal a laissé la division Partouneaux pour tenir le passage jusqu'à ce
que le 1er corps et la cohue des traînards, qui le suivent, se soient écoulés.
Selon les ordres de l'Empereur, les positions seront ainsi protégés le plus
longtemps possible. D'ailleurs, les généraux russes ne semblent pas se douter
de ce qui se passe devant eux...
Tchitchagov,
léger, sans cervelle, ignore-t-il le point de passage des Français? Il les
cherche encore en aval, sur la route de Minsk... D'autre part, Koutousov juge sa
tâche terminée après Krasnoïe; peu soucieux de contribuer à la gloire de
Tchitchagov, son successeur à l'armée de Moldavie, il s'est arrêté sur le
Dniepr, poussant seulement vers la rive droite 10 000 hommes de Platov et de
Miloradovitch .
...
« Les Russes ne firent aucune disposition sérieuse pour s'opposer à la
construction des ponts », écrivent Chapelle et Chapuis. Alertés le 27
novembre, ils pouvaient arrêter et encercler l'armée française, mais ils
continuèrent à « se presser lentement ». Les régiments de Davout se présentent
le soir devant les ponts, au son des fifres et des tambours, dans la plus belle
tenue possible. Derrière eux passent bagages et voitures du 9e corps, puis ce
qui reste des combattants du prince Eugène, La Tour Maubourg, la division
Daendels.
Mais,
au cours de la nuit, déferle une horde compacte de traînards encombrant les
voitures et les chevaux. Désarmés, ces « fricoteurs » étaient restés
passifs près de leurs feux, cachés dans leurs cambuses, refusant de les
quitter. Ni les bonnes paroles, ni les menaces, ni les gendarmes n'avaient pu
secouer leur torpeur. Les boulets ennemis vont s'en charger.
Au
début du 28 novembre, le désordre croit dangereusement et l'ennemi attaque. A
grand peine, la division Daendels repasse sur la rive gauche et le général
tombe à l'eau. Sur la rive droite, à une lieue et demie des ponts, les soldats
de Tchitchagov sont aux prises avec les 10 000 de Ney et d'Oudinot dans les bois
clairs entre la route de Borissov et la rivière. La garde est en réserve avec
l'Empereur près des ponts. Il neige. Oudinot est blessé; Ney repousse toutes
les attaques; l'artillerie du 2e corps, en batterie de part et d'autre de la
route de Borissov, décime les bataillons russes; Doumerc, à la tête de 700
cuirassiers des 4e, 7e et 14e régiments et Corbineau, avec sa brigade, font
2000 prisonniers. Les soldats de Maison, de Legrand, de Dombrowski, de
Poniatowski, de Claparède luttent à mort contre ceux de Tchapanitz et de
Tchitchagov, tandis que Mortier, avec 1500 hommes de la Jeune Garde, tient le
chemin de Zemblin-Vilna emprunté par les troupes en retraite du Vice-roi, de
Davout, de La Tour Maubourg et par un grand nombre d'isolés.
L'Empereur
place près des ponts une batterie de 12 de la Garde pour protéger la retraite
du 9e corps, fortement pressé par Wittgenstein dont les boulets commencent à
tomber sur la masse pressée devant les passages. Selon l'évaluation de
Chapelle et de Chapuis, elle mesure bientôt de « douze à quatorze cents mètres
de front sur quatre cents de profondeur »... Dans un affreux désordre de
terreur et de désespoir, ces misérables se précipitent vers les ponts, vers
la rivière, tombent à l'eau en hurlant, se noient, pendant que les soldats et
la cavalerie de Victor tenant les hauteurs, chargent les Russes et finissent par
les déloger des bois de bouleaux où était placée leur artillerie meurtrière.
Vers
5 heures du soir, grâce à Eblé et à ses pontonniers qui s'efforcent de créer
« des tranchées à travers l'encombrement d'hommes et de chevaux morts ou vifs
devant les ponts, les héroïques survivants du 9e corps se fraient lentement un
passage et vers minuit, atteignent la rive droite avec leur artillerie, sans que
l'ennemi songe à les poursuivre ».
Mais
la division Partouneaux n'est pas là. Le 27, attaquée par les troupes de
Platov et de Miloradovitch, elle s'est retirée par le chemin de droite
conduisant à Studianka. Arrêtés sur les hauteurs, près de Vieux-Borissov par
Wittgenstein, chargés, décimés par l'artillerie, les 4000 hommes ont résisté
pendant plusieurs heures à 40 000 Russes. Partouneaux a été fait prisonnier
au cours d'une tentative de percée puis, après une nuit terrible, les 400
survivants, restés debout dans la neige, sans munitions, ont mis bas les armes.
A la brigade Blamont, le général est tombé, 60
officiers des 125e et 126e de ligne ont été tués. Le 29e léger de la brigade
Billiard a perdu 54 officiers à lui seul. « Envoyé sur la droite », le chef
de bataillon Joyeux s'est trompé de chemin, a pris celui qui longe la rivière
et a sauvé son bataillon.
A
Studianka, le feu a cessé le 28 novembre vers 5 heures du soir... « Jusqu'au moment où, les ponts ayant été détruits, les
pontonniers se retirèrent, il ne s'est pas tiré un seul coup de canon ni un
seul coup de fusil », affirment Chapelle et Chapuis. Eblé fit une fois encore
tous ses efforts pour décider une masse de traînards, restés sur la rive
gauche, à rejoindre l'armée; enfin, le 29
novembre au soir, à l'approche des cosaques, les pontonniers allumèrent le matériel
incendiaire qu'ils avaient préparé. Alors la foule des « fricoteurs »
se précipita dans les flammes, dans l'eau, tandis que sous le feu des canons du
9e corps, les cavaliers russes massacraient ou emmenaient prisonniers les 7000
ou 8000
hommes restés autour de Studianka. Le général Eblé et ses héroïques
pontonniers rejoignirent alors l'arrière-garde.
«
On a voulu confondre avec l'armée, écrit Caulaincourt, les hommes placés hors
du rang, marchant le sac de farine sur le dos et le bâton à la main, pillards
professionnels opérant en bandes et rapidement grossis des mauvais éléments
de l'armée. Cette masse inerte de 30 000 vauriens est restée en partie sur la
rive gauche de la Berezina ». S'adressant aux soldats, le duc de Vicence
poursuit: « Honneur aux Français ! Honneur à la nation qui produit de tels
hommes et honte à ces lâches qui voudraient flétrir une gloire acquise et
plus précieuse que ces lauriers qui feront envie à nos neveux, comme celle de
cette Europe qui n'a jamais pu nous vaincre. »