La bataille de Friedland
selon le général baron de MARBOT (Mémoires).
Plon, Nourrit et Cie - Paris 1891

Il était plus de onze heures, lorsque l'Empereur arriva sur le champ de bataille, où plusieurs corps d'armée étaient déjà venus se joindre à Lannes et à Mortier. Les autres, ainsi que la garde, arrivaient successivement. Napoléon rectifia les lignes: Ney forma la droite placée dans le bois de Sortlack; Lannes et Mortier, le centre entre Posthenen et Heinrichsdorf; la gauche se prolongeait au delà de ce dernier village. La chaleur était accablante. L'Empereur accorda aux troupes une heure de repos, et décida qu'au signal donné par vingt-cinq pièces tirant à la fois, on ferait une attaque générale, ce qui fut exécuté.

Le corps du maréchal Ney avait la plus rude mission, car, caché dans le bois de Sortlack, il devait en sortir et pénétrer dans Friedland, où se trouvaient agglomérées les principales forces et les réserves ennemies, s'emparer des ponts et couper ainsi toute retraite aux Russes. On comprend difficilement comment Benningsen avait pu se résoudre à placer son armée en face du défilé de Friedland, où elle avait à dos l'Alle avec ses bords escarpés et se trouvait en présence des Français, maîtres de la plaine.

Le général russe, pour expliquer sa conduite, a répondu, plus tard, qu'ayant une journée d'avance sur Napoléon, et ne pouvant admettre que les Français fissent en douze heures un trajet égal à celui que ses troupes avaient mis vingt-quatre heures à parcourir, il avait pensé que le corps de Lannes, qu'il trouvait à Friedland, était une avant-garde isolée de l'armée française, et qu'il lui serait facile d'écraser; quand son illusion s'était dissipée, il était trop tard pour reporter son armée de l'autre côté de l'Alle, parce que le défilé de Friedland lui eût fait éprouver une perte certaine, et qu'il avait préféré combattre avec énergie.

Vers une heure de l'après-midi, les vingt-cinq canons placés à Posthenen ayant tiré tous ensemble par ordre de l'Empereur, la bataille s'engagea sur toute la ligne; mais notre gauche et notre centre marchèrent d'abord très lentement, afin de donner à la droite, commandée par Ney, le temps d'enlever la ville. Ce maréchal, sortant du bois de Sortlack, s'empara du village de ce nom, d'où il se porta très rapidement sur Friedland, renversant tout sur son passage; mais dans le trajet du bois et du village de Sortlack aux premières maisons de Friedland, les troupes de Ney, marchant à découvert, se trouvèrent exposées au terrible feu des batteries russes, qui, placées en arrière de la ville sur les hauteurs de la rive opposée, leur firent éprouver des pertes immenses. Ce feu était d'autant plus dangereux que les canonniers ennemis, séparés de nous par la rivière, ajustaient avec sécurité, en voyant que nos fantassins étaient dans l'impossibilité de les attaquer. Ce grave inconvénient pouvait faire manquer la prise de Friedland, mais Napoléon y remédia par l'envoi de cinquante bouches à feu qui, placées par le général Sénarmont sur la rive gauche de l'Alle, tirèrent par-dessus cette rivière contre les batteries russes, et firent pleuvoir sur elles une grêle de boulets, qui les eurent bientôt démontées.

Dès que le feu des canons ennemis fut éteint, Ney, continuant sa marche audacieuse, refoule les Russes dans Friedland et pénètre pêle-mêle avec eux dans les rues de cette malheureuse ville, où les obus venaient d'allumer un immense incendie! ...Il y eut là un terrible combat à la baïonnette, où les Russes, entassés les uns sur les autres et pouvant à peine se mouvoir, éprouvèrent des pertes énormes!... Enfin, ils furent contraints, malgré leur courage, de se retirer en désordre, pour chercher un refuge sur la rive opposée, en repassant les ponts. Mais ici un nouveau danger les attendait; l'artillerie du général Sénarmont, s'étant rapprochée de la ville, prenait en flanc les ponts, qu'elle brisa bientôt, après avoir tué un très grand nombre de Russes, qui s'empressaient d'y passer en fuyant. Tout ce qui restait encore dans Friedland fut pris, tué ou noyé, en voulant traverser la rivière.

Jusque-là, Napoléon avait pour ainsi dire fait marquer le pas à son centre et à son aile gauche; il les porta rapidement en avant. Le général russe Gortschakoff qui commandait le centre et l'aile droite ennemie, n'écoutant que son courage, veut reprendre la ville ( ce qui ne lui eût été d'aucune utilité, puisque les ponts étaient brisés ; mais il l'ignorait) Il s'élança donc à la tête de ses troupes dans Friedland embrasé; mais, repoussé de front par les troupes du maréchal Ney qui occupaient cette ville, et contraint de regagner la campagne, le général ennemi se voit bientôt entouré par notre centre, qui l'accule à l' Alle en face de Kloschenen. Les Russes, furieux, se défendent héroïquement, et, bien qu'enfoncés de toutes parts, ils refusent de se rendre. Une grande partie meurt sous nos baïonnettes, et le reste se laisse rouler du haut des berges dans la rivière, où presque tous se noyèrent...

L'extrême droite des ennemis, composée en grande partie de cavalerie, avait essayé pendant la bataille d'enlever ou de tourner le village d'Heinrichsdorf; mais, vivement repoussée par nos troupes, elle avait regagné les rives de l'Alle sous les ordres du général Lambert. Celui-ci, voyant Friedland occupé par les Français, la gauche et le centre russes détruits, réunit ce qu'il put de régiments de l'aile droite, et s'éloigna du champ de bataille en descendant l'Alle. La nuit empêcha les Français de les poursuivre; aussi fut-ce le seul corps ennemi qui échappa au désastre.

Notre victoire fut des plus complètes: toute l'artillerie des Russes tomba en notre pouvoir. Nous avions fait peu de prisonniers pendant l'action, mais le nombre des ennemis tués ou blessés était immense et s'élevait à plus de vingt-six mille. Notre perte n'allait qu'à trois mille morts et à quatre à cinq mille blessés. De toutes les batailles livrées par l'Empereur, ce fut la seule où le nombre de ses troupes fut supérieur à celui des ennemis; les Français avaient quatre-vingt mille combattants, les Russes seulement soixante-quinze mille. Les débris de l'armée ennemie marchèrent en désordre toute la nuit, et se retirèrent derrière le Prégel, dont ils coupèrent les ponts.

Les maréchaux Soult, Davout et Murat n'avaient pu assister à la bataille de Friedland, mais leur présence avait déterminé les Prussiens à abandonner Koenigsberg, dont nos troupes s'emparèrent. On trouva dans cette ville d'immenses approvisionnements de toute espèce.

Je n'éprouvai aucun accident fâcheux pendant la bataille de Friedland, bien que j'y eusse été exposé aux plus grands dangers; voici comment : Vous m'avez vu partant le matin de Posthenen par ordre du maréchal Lannes, pour aller à toute bride prévenir l'Empereur que, l'ennemi passant l'Alle à Friedland, une bataille paraissait imminente. Napoléon était à Eylau. J'avais donc près de six lieues à faire pour le joindre, ce qui eût été peu de chose pour mon excellente jument si j'eusse trouvé les routes libres; mais, comme elles étaient encombrées par les troupes des divers corps se portant en toute hâte au secours du maréchal Lannes, devant Friedland, il m'était absolument impossible de galoper en suivant le chemin; je me jetai donc à travers champs, de sorte que Lisette ayant eu à franchir des barrières, des haies et des ruisseaux, était déjà très fatiguée lorsque je joignis l'Empereur, au moment où il sortait d'Eylau. Cependant, je dus, sans prendre une minute de repos, retourner avec lui à Friedland, et bien que cette fois les troupes se rangeassent pour nous laisser passer, ma pauvre jument ayant fait tout d'une traite douze lieues au galop, dont six à travers champs et par une très forte chaleur, se trouvait vraiment harassée, lorsque, arrivé sur le champ de bataille, je rejoignis le maréchal Lannes. Je compris que Lisette ne pouvait faire un bon service pendant l'action; je profitai donc du moment de repos que l'Empereur accorda aux troupes pour chercher mon domestique et changer ma monture; mais au milieu d'une armée aussi considérable comment trouver mes équipages?.. Cela me fut impossible. Je revins donc à l'état-major, toujours monté sur Lisette hors d'haleine.

Le maréchal Lannes et mes camarades, témoins de mon embarras, m'engagèrent à mettre pied à terre pour faire reposer ma jument pendant quelques heures, lorsque j'aperçus un de nos housards conduisant en main un cheval qu'il avait pris sur l'ennemi. J'en fis l'acquisition, et confiant Lisette à l'un des cavaliers de l'escorte du maréchal, afin qu'il passât derrière les lignes pour la faire manger et la remettre à mon domestique dès qu'il l'apercevrait, je montai mon nouveau cheval, repris mon rang parmi les aides de camp, et fis les courses à mon tour. Je fus d'abord très satisfait de ma monture, jusqu'au moment où le maréchal Ney étant entré dans Friedland, le maréchal Lannes me chargea de me rendre auprès de lui, pour le prévenir d'un mouvement que faisait l'ennemi. A peine fus-je dans cette ville, que mon diable de cheval, qui avait été si bien en rase campagne, se trouvant sur une petite place dont toutes les maisons étaient en feu, et dont le pavé était couvert de meubles et de poutres enflammés au milieu desquels grillaient un grand nombre de cadavres, la vue des flammes et l'odeur des chairs calcinées l'effrayèrent tellement, qu'il ne voulut plus avancer ni reculer, et, joignant les quatre pieds, il restait immobile et renâclait fortement, sans que les nombreux coups d'éperon que je lui donnais parvinssent à l'émouvoir.

Cependant, les Russes, reprenant momentanément l'avantage dans une rue voisine, repoussent nos troupes jusqu'au point où j'étais, et du haut d'une église et des maisons environnantes, font pleuvoir une grêle de balles autour de moi, pendant que deux canons, conduits à bras par les ennemis, tiraient à mitraille sur les bataillons au milieu desquels je me trouvais. Beaucoup d'hommes furent tués autour de moi, ce qui me rappela la position dans laquelle je me trouvais à Eylau, au milieu du 14ème. Comme je n'étais nullement curieux de recevoir de nouvelles blessures, et que d'ailleurs, en restant là, je n'accomplissais pas ma mission, je mis tout simplement pied à terre, et abandonnant mon satané cheval, je me glissai le long des maisons pour aller joindre le maréchal Ney sur une autre place que des officiers m'indiquèrent.

Je passai un quart d'heure auprès de lui; il y tombait des balles, mais pas, à beaucoup près, autant qu'au lieu où j'avais laissé ma monture. Enfin les Russes, repoussés à la baïonnette, ayant été forcés de reculer de toutes parts vers les ponts, le maréchal Ney m'engagea à aller donner cette bonne nouvelle au maréchal Lannes.

Je repris pour sortir de la ville le chemin par lequel j'étais venu et repassai sur la petite place sur laquelle j'avais laissé mon cheval. Elle avait été le théâtre d'un combat des plus sanglants; on n'y voyait que morts et mourants, au milieu desquels j'aperçus mon cheval entêté, les reins brisés par un boulet et le corps criblé de balles! ... Je gagnai donc à pied l'extrémité du faubourg en hâtant le pas, car de tous côtés les maisons embrasées s'écroulaient, et me faisaient craindre d'être englouti sous leurs décombres. Je parvins enfin à sortir de la ville et à gagner les bords de l'étang.

La chaleur du jour, jointe à celle répandue par le feu qui dévorait les rues que je venais de traverser, m'avait mis en nage. J'étouffais, et tombais de fatigue et de besoin, car j'avais passé la nuit à cheval pour venir d'Eylau à Friedland; j'étais ensuite retourné au galop à Friedland et je n'avais pas mangé depuis la veille. Je me voyais donc avec déplaisir obligé de traverser à pied, sous un soleil brûlant, et au milieu de blés très élevés, l'immense plaine qui me séparait de Posthenen, où j'avais laissé le maréchal Lannes; mais un heureux hasard vint encore à mon secours. La division de dragons du général Grouchy, ayant eu non loin de là un vif engagement avec l'ennemi, avait, quoique victorieuse, perdu un certain nombre d'hommes, et les colonels, selon l'usage, avaient fait réunir les chevaux des cavaliers tués, menés en main par un détachement qui s'était mis à l'écart. J'aperçus ce piquet, dont chaque dragon conduisait quatre ou cinq chevaux, se diriger vers l'étang pour les faire boire. Je m'adressai à l'officier, qui, embarrassé par tant de chevaux de main, ne demanda pas mieux que de m'en laisser prendre un, que je promis de renvoyer le soir à son régiment. Il me désigna même une excellente bête que montait un sous-officier tué pendant la charge. J'enfourchai donc ce cheval et revins rapidement vers Posthenen. J'avais à peine quitté les rives de l'étang qu'il devint le théâtre d'un combat des plus sanglants, auquel donna lieu l'attaque désespérée que fit le général Gortschakoff pour se rouvrir le chemin de la retraite en reprenant la route de Friedland occupée par le maréchal Ney. Pris entre les troupes de ce maréchal et celles de notre centre qui se portèrent en avant, les Russes de Gortschakoff se défendirent vaillamment dans les maisons qui avoisinaient l'étang, de sorte que si je fusse resté en ce lieu, où j'avais eu l'intention de me reposer quelques instants, je me serais trouvé au milieu d'une terrible mêlée. Je rejoignis le maréchal Lannes au moment où il se portait sur l'étang pour attaquer par derrière le corps de Gortschakoff, que Ney repoussait de front de la ville, et je pus par conséquent lui donner de bons renseignements sur la configuration du terrain sur lequel nous combattions.

Si l'armée française avait fait peu de prisonniers sur le champ de bataille de Friedland, il n'en fut pas ainsi le lendemain et les jours suivants, car les Russes, poussés l'épée dans les reins, mis dans une déroute complète, exténués de fatigue, abandonnaient leurs rangs et se couchaient dans les champs, où nous en prîmes un très grand nombre. On ramassa aussi beaucoup d'artillerie. Tout ce qui put échapper de l'armée de Benningsen se hâta de repasser le Niémen, derrière lequel se trouvait l'empereur de Russie, qui, se rappelant probablement les dangers auxquels il avait été exposé à Austerlitz, n'avait point jugé à propos d'assister en personne à la bataille de Friedland et s'était empressé, le surlendemain de notre victoire, de demander un armistice que Napoléon lui accorda.

Ce fut trois jours après la mémorable bataille de Friedland que l'armée française aperçut enfin la ville de Tilsitt et le Niémen qui, sur ce point, n'est éloigné que de quelques lieues des frontières de l'empire russe. Après une bataille, tout est douleur sur les derrières d'une armée victorieuse dont la marche est jalonnée de cadavres, de mourants et de blessés, tandis que les guerriers qui ont survécu, oubliant bientôt ceux de leurs camarades qui sont tombés dans les combats, se réjouissent de leurs succès et marchent gaiement à de nouvelles aventures. La joie de nos soldats fut immense en voyant le Niémen, dont la rive opposée était occupée par les débris de cette armée russe qu'ils venaient de battre dans tant de rencontres; aussi nos troupes chantaient, tandis qu'un morne silence régnait dans le camp ennemi. L'empereur Napoléon s'établit à Tilsitt; ses troupes campèrent autour de la ville.

Le Niémen séparait les deux armées, les Français occupant la rive gauche, les Russes, la rive droite. L'empereur Alexandre ayant fait demander une entrevue à Napoléon, elle eut lieu le 25 juin, dans un pavillon construit sur un radeau ancré au milieu du fleuve, à la vue des deux armées qui en bordaient les rives. Ce fut un spectacle des plus imposants. Les deux empereurs arrivèrent chacun de leur côté, suivis seulement de cinq des principaux personnages de leur armée. Le maréchal Lannes, qui, à ce titre, s'était flatté d'accompagner l'Empereur, se vit préférer le maréchal Bessières, ami intime du prince Murat, et ne pardonna pas à ces maréchaux ce qu'il considérait comme un passe-droit.

Le maréchal Lannes resta donc avec nous sur le quai de Tilsitt, d'où nous vîmes les deux empereurs s'embrasser en s'abordant, ce qui excita de nombreux vivats dans les deux camps. Le lendemain 26, dans une seconde entrevue, qui eut lieu encore au pavillon sur le Niémen, l'empereur de Russie présenta à Napoléon son malheureux ami le roi de Prusse. Ce prince, auquel les événements de la guerre avaient fait perdre un vaste royaume, dont il ne lui restait plus que la petite ville de Memel et quelques misérables villages, conserva une attitude digne du descendant du grand Frédéric. Napoléon le reçut avec politesse, mais froidement, parce qu'il croyait avoir à se plaindre de lui et projetait de confisquer une grande partie de ses États.

Pour faciliter les entretiens des deux empereurs, la ville de Tilsitt fut déclarée neutre, et Napoléon en céda la moitié à l'empereur de Russie, qui vint s'y établir avec sa garde. Ces deux souverains passèrent ensemble une vingtaine de jours, pendant lesquels ils réglèrent le sort de l'Europe. Le roi de Prusse, pendant ces conférences, était relégué sur la rive droite et n'avait pas même de logement dans Tilsitt, où il ne venait que fort rarement.

Napoléon alla un jour rendre visite à l'infortunée reine de Prusse, dont la douleur était, disait-on, fort grande. Il invita cette princesse à dîner pour le lendemain, ce qu'elle accepta sans doute à contre-coeur; mais au moment de conclure la paix, il fallait bien chercher à adoucir la colère du vainqueur. Napoléon et la reine de Prusse se détestaient cordialement : elle l'avait outragé dans plusieurs proclamations, et il le lui avait rendu dans ses bulletins. Leur entrevue ne se ressentit cependant pas de leur haine mutuelle. Napoléon fut respectueux et empressé, la Reine gracieuse et cherchant à captiver son ancien ennemi, dont elle avait d'autant plus besoin qu'elle n'ignorait pas que le traité de paix créait, sous la dénomination de royaume de Westphalie, un nouvel État dont la Hesse électorale et la Prusse fournissaient le territoire.

La Reine se résignait bien à la perte de plusieurs provinces, mais elle ne pouvait consentir à celle de la place forte de Magdebourg, dont la conservation fait la sécurité de la Prusse. De son côté, Napoléon, dont le projet était de nommer son frère Jérôme roi de Westphalie, voulait ajouter Magdebourg à ce nouvel État. Il paraît que, pour conserver cette ville importante, la reine de Prusse employait pendant le dîner tous les efforts de son amabilité, lorsque Napoléon, pour changer la conversation, ayant fait l'éloge d'une superbe rose que la Reine avait au côté, celle-ci lui aurait dit : "Votre Majesté veut-elle cette rose en échange de la place de Magdebourg?.. " Peut-être eût-il été chevaleresque d'accepter, mais l'Empereur était un homme trop positif pour se laisser gagner par de jolis propos, et on assure qu'il s'était borné à louer la beauté de la rose, ainsi que de la main qui l'offrait, mais qu'il n'avait pas pris la fleur, ce qui amena des larmes dans les beaux yeux de la Reine! Mais le vainqueur n'eut pas l'air de s'en apercevoir. Il garda Magdebourg, et conduisit poliment la Reine jusqu'au bateau qui devait la porter sur l'autre rive.

Pendant notre séjour à Tilsitt, Napoléon passa en revue sa garde et son armée en présence d'Alexandre, qui fut frappé de l'air martial ainsi que de la tenue de ces troupes. L'empereur de Russie fit paraître à son tour quelques beaux bataillons de ses gardes, mais il n'osa montrer ses troupes de ligne, tant le nombre en avait été réduit à Heilsberg et à Friedland. Quant au roi de Prusse, auquel il ne restait plus que de faibles débris de régiments, il ne les fit pas paraître.

Napoléon conclut avec la Russie et la Prusse un traité de paix, dont les principaux articles furent la création du royaume de Westphalie au profit de Jérôme Bonaparte. L'électeur de Saxe, devenu l'allié et l'ami de la France, fut élevé à la dignité de roi et reçut en outre le grand-duché de Varsovie, composé d'une vaste province de l'ancienne Pologne qu'on reprenait aux Prussiens. Je passe sous silence les articles moins importants du traité, dont le résultat fut de rétablir la paix entre les grandes puissances de l'Europe continentale.

En élevant son frère Jérôme sur le trône de Westphalie, Napoléon ajoutait aux fautes qu'il avait déjà commises, lorsqu'il avait donné le royaume de Naples à Joseph et celui de Hollande à Louis. Les populations se sentirent humiliées d'être forcées d'obéir à des étrangers qui, n'ayant rien fait de grand par eux-mêmes, étaient au contraire assez nuls, et n'avaient d'autre mérite que d'être frères de Napoléon. La haine et le mépris que s'attirèrent ces nouveaux rois contribuèrent infiniment à la chute de l'Empereur. Le roi de Westphalie fut surtout celui dont les agissements firent le plus d'ennemis à Napoléon. La paix conclue, les deux empereurs se séparèrent avec les assurances mutuelles d'un attachement qui, alors, paraissait sincère."